Rue Voltaire
J'ai deux loisirs principaux : l'observation des moineaux et celle des humains. Contrairement à ce que l'on croit, les seconds sont loin d'être plus civilisés que les premiers. On observe chez les moineaux un esprit d'équipe et de cohésion formidable, ainsi qu'une créativité admirable. Comme ce moineau qui démonta les ressorts d'une vieille horloge pour s'en bâtir un nid. Les humains aussi inventent parfois des abris de fortune à l'aide de matériaux improbables : le plus souvent des cartons. Et ils m'utilisent en guise de matelas, ce que je ne comprends pas. J'ai beaucoup de qualités, mais le confort ne fait certainement pas partie de mes points forts.
J'essaye toujours de comprendre ce que j'observe, alors j'ai développé une théorie que j'ai nommée la théorie des chaussures trouées.
Les humains qui ont de belles chaussures rentrent dormir dans une maison ou un appartement. Ceux qui ont des chaussures trouées passent la nuit auprès de moi. La question est de savoir : pourquoi ne remplacent-ils pas leurs chaussures pour avoir un toit au-dessus de leur tête ? C'est un problème sur lequel je bute encore. Je suppose que ça a un rapport avec les catégories dans lesquelles les humains s'enferment les uns les autres. Tout le monde n'est pas sur un pied d'égalité, c'est le cas de le dire. D'ailleurs, celui qui a baptisé la rue adjacente devait être un bel utopiste.
On observe chez les humains toute une variété de couleurs allant de la plus pâle des blancheurs au plus noir des ébènes. Pour une raison qui m'échappe, il n'est pas bon d'avoir l'écorce sombre chez les humains. Ce clivage perdure depuis des siècles, entretenu par d'éminents personnages comme celui dont je porte le nom. Non, je n'ai pas connu Voltaire en personne, mais il y a un prof de philo qui m'emprunte tous les jours pour se rendre au lycée rue Bonnefoi. Il lui arrive d'improviser un cours en plein air lorsqu'il croise une connaissance, ce qui est très instructif pour moi. C'est ainsi que j'ai appris que le siècle des Lumières dont on vante tant les mérites n'a pas illuminé les esprits dans tous les domaines. Selon Voltaire, les hommes blancs étaient aussi différents des noirs qu'un poirier l'est d'un abricotier. Ce qu'il n'a pas compris, c'est qu'aucun arbre ne s'est jamais senti supérieur à un autre, pas plus qu'une hirondelle ne snoberait un moineau parce qu'ils n'ont pas le même plumage. J'ajouterais que nous sommes, nous trottoirs, très différents les uns des autres. Enrobés de macadam ou bosselés de pierres naturelles, lisses, en relief, en mosaïque, en granit rouge, d'un gris fané ou couleur goudron. Et pourtant vous nous appelez tous trottoirs et vous nous traitez de la même façon – pas toujours très bien d'ailleurs.
Même si les temps ont bien changé depuis Voltaire, il règne toujours un climat de malaise lorsqu'une personne à l'écorce pâle croise une personne à l'écorce sombre, de surcroît lorsqu'il n'y a personne autour d'eux. J'en avais encore la preuve sous les yeux.
Cela faisait dix minutes qu'un touriste m'arpentait de long en large, valise à la main, regard désemparé, à la recherche d'une bonne âme pour lui indiquer son chemin. Il n'était pourtant pas seul. Un groupe de jeunes avait pris racine sur les marches de la bibliothèque. Mais ils ne semblaient pas constituer de « bonnes âmes » aux yeux du touriste égaré.
Ou peut-être était-ce leur couleur d'érable cuivré qui posait problème.
Vous êtes difficiles à comprendre. Si vous arborez une dorure éphémère due aux ardeurs du soleil, cela ne pose aucun problème et est même fortement apprécié. Mais si votre pigmentation est aussi irréversible que le merle est noir ou que le moineau est brun, l'impact est totalement différent. Il m'a fallu de nombreuses années d'observation pour parvenir à cette conclusion, car au premier coup d'œil, il n'est pas facile de deviner pourquoi telle personne bronzée suscite l'admiration tandis que telle autre, tout aussi hâlée, provoque l'aversion.
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La fille au pas désenchanté
General FictionQuel est donc ce chagrin qui alourdit le pas de cette jeune fille ? Pourquoi ce garçon court-il comme si sa vie était en jeu ? De rue en rue, chaque trottoir apporte son témoignage, résolvant peu à peu l'énigme de la fille au pas désenchanté.