Chapitre 13

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Rue du 4 août 1734

Si vous vous demandez ce qui s'est passé le 4 août 1734, sachez que moi aussi je me pose la question. Chaque fois qu'un livreur apporte un colis, il s'amuse à lancer : « Et alors il s'est passé quoi le 4 août 1734 ? » Personne n'a la réponse. C'est le grand mystère qui tenaille tous les habitants. Parfois certains s'hasardent à émettre une hypothèse : « Je suppose que c'est l'année où la route a été construite. » Je ne suis pas si vieux que ça ! Je suis né il y a trente ans quand le lotissement a été construit. Aucune idée de pourquoi les humains ont décidé de me faire passer pour un fossile alors que j'ai le bêton aussi lisse que la peau d'un nouveau-né. Bon d'accord, j'ai quelques irruptions de chiendent par-ci par-là, mais je suis encore en très bon état.

J'imagine qu'il a dû se produire un évènement historique à cette date, mais je n'y ai pas assisté alors il était totalement inutile de m'en faire porter le chapeau. Ça a peut-être un rapport avec Guillaume Levasseur qui est le nom de la rue qui me prolonge. Ou avec le square des andouillettes où vont jouer les enfants. Peut-être que Guillaume Levasseur a mangé des andouillettes le 4 août 1734. À mon avis, celui qui détient la vérité ne la dira jamais aux autres pour ne pas les décevoir. C'est beaucoup plus palpitant d'imaginer des chevaliers se livrer bataille. Les enfants adorent les légendes et moi j'adore les enfants.

Le premier que j'ai connu s'appelait Benjamin. Il avait les cheveux frisés ; ça formait de jolies arabesques sur son front quand il se penchait pour m'offrir ses billes colorées. J'étais son tapis de jeu préféré. Il arrachait les pissenlits, les chardons et le chiendent qui m'encombraient, me rendant bonne figure. Il s'extasiait comme un fou quand il découvrait une plume. J'en venais à prier pour que les oiseaux me survolent, peu importe les désagréments. Le sourire de Benjamin compensait largement les éventuels excréments. Un jour, une buse a perdu une magnifique plume rayée qui faisait presque la taille de la tête de Benjamin. Qu'est-ce qu'il était content ! Ce gamin se réjouissait d'un rien.

Et puis Benjamin a disparu. Emporté par un gros camion blanc.

Ma mine est devenue plus grise que jamais.

J'ai bien cru que j'allais devenir l'un de ces trottoirs crevassés.

Une semaine plus tard, une fillette avec deux couettes et une petite robe à fleurs m'a sauté dessus. Sa mère venait de la déposer par terre et elle a couru avec ses petites chaussures vernies vers la maison à la porte bleue. J'ai compris que désormais elle allait remplacer le petit Benjamin qui habitait là juste avant et qui n'était plus si petit d'ailleurs. Certains humains grandissent tandis que d'autres vieillissent, c'est un phénomène auquel j'assiste depuis trois décennies. Benjamin était devenu un grand gaillard qui ne s'intéressait plus aux cailloux, aux plumes et à tout ce que je pouvais lui offrir ; un téléphone était apparu un jour au bout de son bras et m'avait en quelque sorte remplacé. Benjamin s'était mis à parler en marchant – au début, j'avais cru qu'il s'adressait à moi, grave erreur. Lorsqu'il m'arpentait, il ne m'offrait plus la moindre attention. Néanmoins j'avais gardé pour lui une profonde affection. Mais c'est dans l'ordre des choses, tous les trottoirs qui bordent les maisons le savent : les humains parfois déménagent. Heureusement mon sentiment d'abandon s'est très vite dissipé lorsque la petite fille a laissé tomber son doudou, puis s'est penchée pour le ramasser. Elle avait de grands yeux noisette adorables et de petites taches de rousseur. Et surtout elle était maladroite. Ce qui est une qualité que j'apprécie particulièrement chez les humains. Je l'imaginais déjà se pencher chaque matin pour m'offrir sa jolie frimousse.

Evidemment elle a grandi. J'aurais dû l'anticiper. Après tout, c'était arrivé à Benjamin ; il fallait bien que ça lui arrive à elle aussi. Le doudou et les carambars ont été remplacés par un téléphone et du maquillage. Les petites chaussures vernies par des sandales au laçage compliqué, des baskets à large semelle ou des bottines à petits talons. Heureusement la jolie frimousse est restée. Sa gentillesse aussi. Il n'y avait pas de cris dans cette maison. C'était une famille aussi paisible qu'un troupeau de cumulus.

La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant