Chapitre 10

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Boulevard de l'Indépendance

Quand je l'ai vue arriver, je me suis dit : « Voilà un tempérament audacieux ou d'une naïveté gigantesque. » J'ai scruté les alentours, tentant de deviner qui allait prendre la parole en premier. J'ai ouvert les paris avec les lampadaires et la borne d'incendie. Ils ont tous misé sur le groupe de jeunes sans-emplois qui bourdonnait sur un banc public. J'ai parié sur un type plus âgé, multirécidiviste en la matière, assis en terrasse, qui sirotait son pinot matinal. La borne d'incendie a jeté son dévolu sur les deux ouvriers qui me charcutaient les entrailles. Finalement, nous avons tous perdu. C'est un type inconnu au bataillon – chaussures en parfait état, menton bien rasé – qui, en la croisant, a lâché :

– Tu es ravissante. Je t'offre un café ?

Les bottines ont poursuivi leurs chemins, mutiques. Les lampadaires ont grésillé comme pour dire : « Ça va dégénérer. »

– Hé ! Tu pourrais répondre au moins ! Si tu veux pas qu'on t'aborde, faut pas t'habiller comme une pute. »

Les ouvriers ont levé brièvement la tête avant de replonger vers mes entrailles, comme si c'était un bruit tout aussi habituel qu'une alarme de voiture. Quelque chose d'un peu dérangeant, mais qui fait partie du décor. La peur engluait les semelles de la fille. Le groupe de jeunes s'en est mêlé :

– Ne l'écoute pas. Tu es jolie comme un cœur. Tu veux qu'on lui règle son compte à ce connard ?

Les bottines ont accéléré, tout en donnant l'impression de patauger dans un marécage. L'un des jeunes s'est désolidarisé de l'essaim et a commencé à la suivre, tel un moucheron attiré par un possible festin.

– T'habites où ?

– Donne-moi ton numéro, je viendrai veiller sur toi.

La fille m'a jeté un regard apeuré comme si elle voulait que j'intervienne. Malheureusement je n'ai pas de remède contre le harcèlement de rue, pas plus que je n'en ai pour faire taire les pies bavardes. J'ai regardé la fille de mon air le plus compatissant pour qu'elle se sente un peu moins seule. Ça n'a pas eu l'air de fonctionner.

La frustration commençait à éclabousser mes pavés.

– Hé ! Souris un peu.

– Tu pourrais me regarder quand je te parle. Je suis pas un animal.

– Ah ouais, d'accord, je vois. Tu te prends pour une princesse. En fait, vu de près, t'es pas si belle que ça.

J'ai assisté suffisamment à ce genre de scénario pour connaître l'évolution de la mélodie. D'abord, leurs paroles résonnent comme le souffle du vent contre le carillon de la boutique ésotérique. « Vous êtes jolie, mademoiselle. » « Vous avez de belles jambes. » « Salut, beauté. » Très vite, le carillon s'emballe, devient fou, évoque le bruit des détritus que les éboueurs balancent à la hâte dans leur camion. « Je vais t'*** jusqu'à ce que tu *** ». Evidemment personne ne pense à moi qui croyais écouter un joli concerto et qui se retrouve soudain au milieu d'un tintamarre de cochonneries. J'ai toujours l'impression d'être pris à parti, car la plupart du temps la fille ne répond pas et me supplie de lui porter secours.

La pollution des gens, c'est un véritable fléau. Je ne parle pas des détritus qui s'accumulent sur mon ventre, mais de la façon dont ils me souillent avec leurs mots. Moi aussi, je les subis, toutes vos disputes, tous vos conflits. Je suis le témoin silencieux de vos drames, le réceptacle de vos tourments. Parfois j'aimerais bien que les gens viennent récupérer tout le mal qu'ils ont proféré en m'arpentant. Les employés de la voirie ont beau débarquer une fois par an avec leur petite machine bruyante et leurs pinces à déchets, ils n'effacent jamais toutes ces phrases que j'aurais préféré ne pas entendre.

Les hommes et les femmes ont un sérieux problème pour cohabiter sur les trottoirs. Parfois j'en viens à penser qu'il faudrait un trottoir réservé aux hommes et un trottoir dédié aux femmes, cela éviterait toutes ces altercations et malentendus, mais ce serait bien dommage, si vous voulez mon avis. Et je serai bien incapable de choisir mon clan. Même si j'apprécie le pas délicat de ces dames, j'ai autant d'hommes que de femmes qui hantent agréablement ma mémoire.

Le gars a continué à la suivre au-delà de la courbe de ma hanche, là où je m'arrondis pour embrasser la rue de l'égalité. Je les ai perdus de vue un instant, puis il est revenu vers moi, les mains dans les poches, la démarche nonchalante. Il est allé rejoindre ses copains et leur a raconté que la fille s'était arrêtée, flattée, et lui avait offert son numéro. J'ai contemplé son portable qui formait un carré à l'arrière de sa poche, perplexe. Je sentais encore les remous de ce cœur qui avait fait trembler mon asphalte. Ce n'était pas l'empreinte d'une fille flattée. D'un air fanfaron, il a prédit qu'il la mettrait bientôt dans son lit et il a reçu une tape dans le dos comme s'il avait construit le plus beau vitrail de la plus grande des cathédrales. Puis il a baissé les yeux vers moi et j'ai surpris dans son regard une lueur de honte. J'ai interrogé le trottoir de la rue de l'égalité :

– Elle lui a vraiment donné son numéro ?

– Bien sûr que non. Elle s'est enfuie comme si elle était poursuivie par un putois malodorant.


La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant