Voie de l'air pur
C'était la troisième fois que je la voyais. À chaque fois, elle toisait le bâtiment, la pointe de sa chaussure hésitait, puis elle faisait demi-tour. J'aurais aimé pouvoir lui crier : « Décide-toi ! Vas-y ! » J'avais toujours l'impression d'avoir échoué lorsqu'elle s'enfuyait. Qu'est-ce que je devais faire pour la convaincre ? Des femmes au pas hésitant, qu'est-ce que j'en vois défiler ! Et des bleus sous leurs jupes aussi. Celle-là en a un à l'arrière de la cuisse, à peine perceptible si on n'a pas l'œil aguerri. Mais moi j'ai l'habitude. Les corps qui passent ici sont souvent meurtris. On respire mal dans cette rue. Les gens n'ont toujours qu'un demi-souffle lorsqu'ils se dirigent vers le commissariat. Ceux qui osent entrer n'en sortent pas toujours la respiration plus légère, mais parfois leurs semelles exsudent tout de même une certaine forme de soulagement.
Le bleu à l'arrière de la cuisse tremblait. J'avais peu d'espoir qu'elle se décide à entrer. Je me préparais à assister au même manège que d'habitude lorsque soudain son poing s'est ouvert, laissant tomber un billet. J'ai cillé deux fois. C'était un billet de deux cents euros. C'était la première fois que j'en voyais un. Elle aurait dû le mettre en sécurité. « Hé ! oh ! T'as perdu ton billet ! » avais-je envie de brailler. Mais, bon, l'impuissance m'assaillait une fois de plus. J'ai supposé que quelqu'un finirait par le remarquer et l'apporter au commissariat. Enfin, j'espérais pour elle. C'était une grosse somme tout de même.
Soudain la jambe gauche s'est déployée, suivie par la droite. Puis par la gauche. Mon Dieu ! On aurait dit qu'elle allait le faire. Sa main s'est posée sur la poignée, elle a tiré dessus. « Il faut pousser ! » ai-je hurlé inutilement.
Mais voilà que déjà la jambe se rétractait, comme si le courage qui l'avait mise en mouvement s'était brusquement épuisé. Le pied est revenu en arrière et elle s'est enfuie en courant.
Quelque chose me disait qu'elle ne reviendrait plus.
Que tout ça était trop compliqué pour elle.
Peut-être qu'elle était confrontée au même problème que moi : ce qu'elle avait à dire, personne n'aurait pu réellement l'entendre.
Les passants contournaient savamment le billet, comme si c'était un piège. C'était drôle. Je m'esclaffais tout seul. Ils s'arrêtaient un instant, la tentation au fond des yeux, regardaient autour d'eux, puis poursuivaient leur chemin comme si de rien n'était. Ils étaient probablement persuadés que c'était une caméra cachée. Finalement c'est le vent qui est venu le récupérer. J'ai espéré qu'il en ferait bon usage en l'offrant à quelqu'un qui l'avait mérité.
La jeune fille était partie, mais il demeurait toujours l'ombre cachée de son histoire, la douleur muette au creux du bleu. Tout ce qu'elle n'avait pas dit, qu'elle ne dirait peut-être jamais, son secret plus lourd que mon propre bêton.
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La fille au pas désenchanté
Narrativa generaleQuel est donc ce chagrin qui alourdit le pas de cette jeune fille ? Pourquoi ce garçon court-il comme si sa vie était en jeu ? De rue en rue, chaque trottoir apporte son témoignage, résolvant peu à peu l'énigme de la fille au pas désenchanté.