Chapitre 6

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Quai des combattants

Mon gars est réapparu. J'étais soulagé. La fille ne l'avait donc pas étranglé sous le pont dans un accès de colère ou de tristesse. J'aurais reconnu ses semelles entre toutes, même si je préférais nettement les précédentes. Elles avaient différentes profondeurs de creux qui ressemblaient à des petites vagues qui s'échouaient dans tous les sens. Les nouvelles étaient blanches avec des stries droites d'une banalité à mourir d'ennui. Si vous voulez mon avis, les créateurs de semelles souffrent d'un manque cruel d'imagination. Ou alors ils n'ont aucune compassion pour les trottoirs. C'est horrible toutes ces semelles qui se ressemblent. On finit par ne plus savoir qui est qui. Heureusement que mon gars chaussait du 46.

J'ai cherché à capter son regard, mais il avançait la tête haute comme à son habitude ; impossible de voir son expression. Il se déplaçait selon un tempo inhabituel, comme s'il venait d'apprendre une mauvaise nouvelle qu'il avait du mal à encaisser. Les gens qui ressassent marchent de façon anarchique, comme si leurs pas s'égaraient, changeant de mélodie toutes les deux secondes. Ça donne l'impression de contempler les mouvements de leurs cerveaux, tel un électroencéphalogramme imprimé sur le bitume. Le sien connaissait de nombreux soubresauts et un profond accablement qui se traduisait par une marche à contretemps.

J'ai donné un petit coup derrière ses talons pour l'alléger du mieux que je le pouvais. Il est passé devant le salon de coiffure qui était fermé, ce qui m'a rappelé qu'on était lundi. Il aurait dû être en cours à cette heure-ci. Donc il avait séché. À cause de la fille ? Mince ! C'était peut-être plus grave que ce que j'imaginais. J'étais chagriné pour lui, car c'est un type bien. Je ne l'ai jamais vu jeté la moindre chose par terre. Il ne m'a jamais uriné dessus à trois heures du matin comme le font bon nombre de ses congénères. Il n'a jamais abimé une voiture en riant bêtement. De temps en temps, il ouvre sa porte pour m'offrir une araignée. Cela ne m'enchante pas, loin de là, mais je ne peux qu'admirer son attitude qui contraste avec celle des autres humains qui écrasent des insectes sous leurs semelles sans le moindre scrupule. Un type qui sauve des araignées ne peut pas être un mauvais gars, n'est-ce pas ? Pas le genre à faire pleurer les filles en tout cas. De toute façon les filles, ça pleure pour un rien. Elles doivent abriter un fleuve quelque part dans leur poitrine.

Soudain il s'est arrêté comme s'il venait de buter sur une idée. Ça ne devait pas être une idée très agréable. Quand les gens ont une illumination positive, leurs pieds se mettent à danser la salsa. Lui, il avait la posture d'un ouvrier dont la grue vient de tomber en panne et qui se demande comment reboucher le trou qu'il a creusé. Problème insoluble.

Soudain sa mâchoire s'est contractée ; ses joues se sont creusées, son menton a pivoté légèrement vers la droite et un crachat a jailli.

« Salope. »

Je suis resté sous le choc de cette chose gluante qui était sortie de sa bouche, atterrissant sur ma face, de cette haine qui ne m'était pas destinée et pourtant c'est bien moi qui l'avais reçue. C'était horrible, même si j'avais beau me dire que ce n'était pas moi qui l'avais contrarié, c'était horrible quand même. Mais qu'est-ce qu'elle lui avait fait, cette fille ?

Je l'ai maudite, parce que c'était forcément sa faute s'il m'avait craché dessus. Maintenant il marchait vite, comme s'il n'avait plus qu'une seule idée en tête. Son tracé était net et précis. Il s'est arrêté devant le distributeur de billets, a glissé sa carte. La gueule métallique s'est ouverte. Puis il s'est élancé en direction du pont. Ses semelles qui me martelaient m'ont rappelé l'époque de la deuxième guerre mondiale quand les humains se pressaient pour se mettre à l'abri des obus. Il courait comme si sa vie était en jeu.


La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant