Rue Bonnefoi
Les gens qui pleurent en marchant, ça se repère assez facilement. Ils marchent d'un pas trainant, comme si chaque larme les alourdissait un peu plus. J'appelle ça le pas mélancolique. Bien sûr, il y a aussi des gens qui sanglotent en marchant très vite. En fait, il existe une quantité infinie de chagrins et chacun affecte la démarche d'une façon particulière. Avec le temps, j'ai appris à les différencier.
Au bout de quelques mètres, je n'avais plus aucun doute. Les bottines ne ressemblaient plus à des pétales de cerisiers, mais à des chaines qu'on traîne, comme si une ribambelle de souvenirs leur était attachée. C'était un chagrin d'amour assurément. J'ai fait naître une touffe de boutons d'or pour lui apporter un peu de réconfort, mais elle ne l'a pas regardée. Elle ne voyait plus rien. Moi, en revanche, je voyais de mieux en mieux son visage parce qu'elle marchait tête baissée. Ce face-à-face était inespéré. Même si, évidemment, j'aurais préféré qu'elle ne pleure pas. Elle avait des trainées noires sur les joues, comme la fumée que certaines usines laissent dans le ciel. Elle se tenait le ventre comme si ça pouvait l'aider à marcher. Ou comme s'il fallait qu'elle vérifie qu'elle était toujours vivante, qu'elle était plus que la somme de toutes ses larmes.
Elle a heurté un passant. Evidemment ça devait arriver à force de me regarder. L'homme s'est emporté parce qu'elle a oublié de s'excuser. « Bonjour la politesse ! » a-t-il lancé, comme s'il ne voyait pas qu'elle était tellement noyée de chagrin qu'elle ne pouvait pas prononcer le moindre mot. Les passants sont assez impitoyables entre eux. La plupart du temps, ils ne se calculent pas. Mais lorsque que l'un deux enfreint les codes, certains sautent sur l'occasion pour se défouler. D'ailleurs, ce type était vraiment de mauvaise foi : en quatre ans, je ne l'avais jamais entendu répondre au moindre bonjour d'un autre passant. Et voilà qu'il se sentait en droit de lui donner des leçons de politesse. Tout ça parce qu'elle était jeune, fragile et qu'elle constituait un punching-ball idéal pour se décharger de sa mauvaise humeur.
Il aurait pu lui demander pourquoi elle pleurait. J'aurais bien aimé qu'il lui pose la question pour le savoir moi aussi. Mais il a préféré lui reprocher d'avoir manqué de renverser son café.
Quelques mètres plus loin, sa semelle a butté contre une irrégularité et ledit café s'est intégralement renversé sur son pantalon. Bon, j'avoue, c'est moi qui ai déformé mes pavés, mais c'était amplement mérité au vu de son comportement vis-à-vis de la jeune fille et de tous ces milliers de bonjours qu'il avait superbement ignorés. On dit qu'on récolte ce que l'on sème. Et bien on récolte aussi l'inhumanité que l'on sème sur les trottoirs. Franchement vous croyez que les gens trébuchent par hasard ? Je ne dis pas que ça n'arrive jamais, mais la plupart du temps il y a quelqu'un sous vos pieds que vous avez profondément contrarié.
Soudain une cavalcade de pas déchaînés a résonné dans mes tympans. De grosses baskets ont fait irruption et se sont ruées sur la jeune fille ; une main virile lui a empoigné l'épaule. Lorsqu'elle s'est retournée, j'ai compris que c'était lui qui était à l'origine de tous ces souvenirs qu'elle traînait péniblement. Je l'ai deviné parce les bottines ne pesaient pas plus d'une plume tout à coup. Comme si la jeune fille s'était volatilisée, n'habitait plus son corps ou s'était perdue dans un autre regard. Elle était ailleurs. Avec lui. Je l'ai immédiatement détesté. Franchement qu'est-ce qu'il avait de plus que moi ? Bon, beaucoup de choses, sans doute, mais je parie qu'il ne lui avait jamais offert de fleurs.
– Tiens.
Il lui a glissé un truc dans la main et à nouveau les bottines sont devenues lourdes comme du plomb. J'aurais bien aimé apercevoir ce que c'était, mais l'échange avait été trop furtif et maintenant je ne voyais plus que le poing de la jeune fille qui serrait ce je-ne-sais-quoi qui devait être minuscule et terriblement encombrant à la fois. J'essayais d'imaginer ses traits – forcément crispés à l'instar de ce poing, mais néanmoins d'une beauté émouvante. Elle devait faire partie de ces humains dont la colère augmente la beauté. Était-elle en colère ou triste d'ailleurs ? Je n'en savais plus rien. Je ne voyais que la pointe de ses cheveux malheureusement dénués d'expression. Il aurait fallu qu'elle se penche pour refaire ses lacets et m'offrir son reflet. Oh, comme j'étais tenté de faire pousser du lierre qui se serait entortillé dans les œillets de ses bottines pour les délacer délicatement. Mais ça aurait été trop risqué si subitement elle avait décidé de prendre la fuite. Et quelque chose me disait que cela pouvait se produire à tout moment. Les bottines n'étaient pas ancrées à mon visage. Elles étaient aussi incontrôlables que les pétales de cerisier soumis aux caprices du vent. Malheureusement je ne suis qu'un lieu de passage ; je ne le sais que trop bien. Même les plus belles fleurs ne s'attardent jamais très longtemps.
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La fille au pas désenchanté
Ficción GeneralQuel est donc ce chagrin qui alourdit le pas de cette jeune fille ? Pourquoi ce garçon court-il comme si sa vie était en jeu ? De rue en rue, chaque trottoir apporte son témoignage, résolvant peu à peu l'énigme de la fille au pas désenchanté.