Elsa
Deux cent euros.
Le prix de l'humiliation.
Qu'est-ce qu'il croyait que j'allais faire avec deux cent euros ? Appeler un marabout pour ratiboiser ma mémoire ?
J'ai tout de même accepté ce billet parce qu'il pouvait m'être utile, même si une partie de moi était tentée de le laisser tomber sur le trottoir. Qu'est-ce que je le maudissais d'ailleurs ce trottoir que je n'aurais jamais dû emprunter ! J'aurais voulu le détruire à coup de bulldozer, ce chemin de nulle part.
J'ai tiré sur ma jupe. J'étais mal à l'aise d'avoir mis cette mini-jupe ; ça faisait une éternité que je n'en avais plus portée. J'aimais ça pourtant avant, la sensation du vent s'engouffrant entre mes jambes, la caresse du soleil sur ma peau nue. À mes yeux, ce bout de tissu n'avait qu'une seule signification : Bonjour Liberté ! Mais lui ne l'interprétait pas de cette manière. Il avait donné à mes jupes toute une série de traductions déplaisantes : Je suis une fille facile, Je suis une pute, J'ai envie de tromper mon copain. Mes jupes étaient devenues l'étendard de la trahison, de la débauche, de quelque chose qui n'était pas moi. C'était comme si toute ma vie j'avais porté une étoile de David sans être juive et que, tout à coup, je réalisais que je ne pouvais pas arborer ce symbole. J'avais cessé de porter des jupes pour prouver que je n'étais pas une fille facile, je n'étais pas une pute, je n'avais pas envie de tromper mon copain. Mais, ce matin, j'en avais enfilé une. Non pas parce que j'avais l'intention de me dévergonder, mais pour lui faire comprendre que c'était bel et bien terminé. Qu'il n'avait plus d'emprise sur moi. Que ce n'était plus à lui de décider. J'avais rendu à ce bout de tissu sa signification initiale : Bonjour Liberté !
Mais en acceptant son billet, j'avais quand même l'impression d'être prisonnière. De le laisser réécrire le scénario de notre histoire. Il m'a tourné le dos sans un au revoir, sans le moindre sourire, comme si nous n'avions jamais rien été l'un pour l'autre. Ça m'a brisé le cœur. Il fallait que je m'endurcisse. Mais, à chaque pas, j'avais l'impression de torturer ma mémoire. C'est effrayant comme les trottoirs gardent l'empreinte du passé. On dirait qu'ils continuent à vivre en notre absence et qu'ils nous attendent. Comme s'ils avaient compilé toutes nos émotions dans les interstices de leurs pavés pour nous les renvoyer tel un écho terrifiant. Aucun bouclier émotionnel, aussi épais soit-il, ne peut nous protéger de ce qui vient nous assaillir lorsque nous retournons dans un lieu où nous avons aimé, souffert, perdu une partie de nous-même. Des ombres dansaient sur le trottoir. Elles reflétaient celle que j'avais été. Elles agitaient ce lambeau d'Hier que j'avais si bien occulté. Je me suis revue descendre du bus, lui faire la bise, glousser bêtement à chaque chose qu'il disait. Et puis traverser la rue, les jambes légères, le cœur inconscient du carambolage qui l'attendait.
Ma douleur avait imbibé chaque centimètre carré de cette rue, alors j'ai fui précipitamment, comme pour la laisser derrière moi. Reste là-bas, vilain, chagrin, moi je m'en vais. Mais j'ai tout de même eu l'impression d'avoir abandonné sur le trottoir un fragment de moi irrécupérable. Un fragment précieux.
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La fille au pas désenchanté
Ficção GeralQuel est donc ce chagrin qui alourdit le pas de cette jeune fille ? Pourquoi ce garçon court-il comme si sa vie était en jeu ? De rue en rue, chaque trottoir apporte son témoignage, résolvant peu à peu l'énigme de la fille au pas désenchanté.