Chapitre 7

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Rue Bonnefoi

Finalement c'est lui qui s'est penché pour refaire ses lacets. Je vous jure que je n'y suis pour rien. Je n'ai jamais eu l'intention qu'il se foule la cheville ; j'étais peut-être un peu jaloux, mais pas à ce point. Ils avaient dû se dénouer durant son sprint effréné.

C'est là que je l'ai reconnu.

C'était monsieur « arrêt 47 ».

J'aime bien donner un surnom aux personnes qui me fréquentent régulièrement, étant donné qu'il est rare que leur véritable prénom parvienne à ma connaissance, sauf si quelqu'un les interpelle, ce qui arrive rarement. Les passants, par essence, doivent rester anonymes. Mais, pour moi, ils ne le sont pas. Ils sont la vie qui fourmille à la surface de mon dur épiderme, les émotions qui pleuvent et quelquefois m'atteignent, ils sont mille raisons de vouloir être humain et mille raisons d'être heureux de ne pas l'être, ils sont des fragments d'histoire dont je ne connaîtrai jamais ni le début ni la fin et qui me laissent rêveur quand vient la nuit. Ils sont les pas qui me réveillent à l'aube, les pas qui me font sursauter au clair de lune, les pas qui m'émerveillent ou qui m'indignent. Grâce à eux, quelque part, je me déplace, je sors de moi-même, j'oublie que je ne suis qu'un bout de bêton immobile.

Ce gars-là, ça fait deux ans qu'il passe par ici. Toujours pour se rendre au même endroit. Arrêt de bus 47. Juste à la sortie de l'école qui se situe sur le trottoir d'en face. Il se fait engloutir par le bus qui le recrache en fin de journée. Si je ne l'avais pas reconnu, c'est parce qu'il avait changé de chaussures.

La fille aux bottines avait peut-être déjà mis les pieds ici. Je ne la reconnaissais pas, mais quelque chose me disait que ce n'était pas la première fois qu'elle m'effleurait.

– Hé ! ai-je interpellé le trottoir d'en face. Est-ce que tu as vu des bottines et une culotte rose sortir du bus 47 aujourd'hui ?

Je ne suis pas sexiste, mais rappelez-vous que je ne vois votre monde que d'en bas, alors ce genre de détails est nettement plus significatif qu'une couleur de cheveux.

– Bien sûr que je l'ai vu ! Et pas que !

– Qu'est-ce que tu as vu d'autre ?

– Elle a fait tomber un papier par terre.

– Qu'est-ce qui était écrit ?

– Qu'est-ce que je gagne à te le dire ?

J'ai oublié de vous dire que le trottoir d'en face est un pingre absolu qui nourrit des fantasmes de trottoir princier. Il pense qu'il n'est pas traité à sa juste valeur. Je crois que sa mauvaise humeur est due aux milliers de lycéens qui le piétinent deux fois par jour pour rejoindre leur bus. Il est aussi jaloux de devoir supporter l'odeur de trois poubelles alors que je n'en ai qu'une – ce qui n'est pas forcément un avantage face aux gens pressés qui, ne trouvant pas de poubelle, choisissent de me faire offrande de ce qui les encombre.

– Je peux négocier avec les arbres pour qu'ils te couvrent de pétales.

La subtile caresse des pétales, c'est un frisson de bonheur pour n'importe quel trottoir. Ça nous donne l'impression d'être beaux, ce qui est un sentiment tout à fait inhabituel. Soudain les gens nous regardent vraiment alors que d'habitude ils nous balayent à peine du regard. Il arrive que de jeunes enfants me pointent du doigt comme si j'étais un animal au pelage somptueux, même si, quelques minutes plus tard, ils écrasent les fleurs de cerisiers en sautant à pieds joints. Mais, l'espace d'un instant, je perds mon statut d'être inanimé ; je deviens gracieux. Je suppose que mon manteau de pétale est comparable à la sensation que vous éprouvez quand vous enfilez de jolis vêtements et que vous attisez regards et compliments.

La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant