Chapitre 15

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Rue du 4 août 1734

Ah tiens, la voilà qui revient ! Je l'ai attendue toute la journée. Elle a l'air fatiguée. Elle s'assied sur le muret, pose son sac sur ses genoux, en sort un flacon et avale un cachet. Le soleil apparaît, inondant ses jambes de lumière. Elle pose son sac contre moi, ferme les yeux. Son menton se redresse comme si elle cherchait le réconfort du grand astre. Le soleil a un pouvoir hypnotique sur elle, je l'ai constaté à maintes reprises. Parfois elle s'arrête subitement de marcher pour tourner son visage vers lui, comme si elle se nourrissait de sa lueur. Je suppose que c'est un phénomène commun à tous les êtres vivants ; les plantes aussi orientent leurs feuilles vers la lumière.

Je profite de son bain de soleil pour soulever légèrement l'un de mes pavés et apercevoir le contenu de son sac. Oui, je sais, je suis trop curieux. Le flacon glisse jusqu'à moi, m'arrachant une grimace. C'est du poison. Enfin, les humains appellent ça des anxiolytiques, moi j'appelle ça du poison. Les gens qui en prennent se transforment en zombies. C'est arrivé à la mère de Benjamin quand elle a perdu son travail. Son pas est devenu monocorde, limaçon, dénué d'expression. J'étais exténué rien que de la voir marcher. J'ai rapidement fait le lien avec les emballages de médicaments qui s'échappaient des cartons qu'ils déposaient sur mon ventre.

Elsa se penche vers moi. Je m'attends à la voir ramasser le flacon, impuissant, mais elle se contente d'attraper son smartphone. Tandis qu'elle pianote, la tête penchée sur son portable, je peux voir son expression. Ses traits sont détendus. Elle a la tête de quelqu'un qui vient de traverser un long tunnel et qui en voit enfin l'issue.

J'espère qu'elle ne m'en voudra pas, mais je n'ai pas envie qu'elle devienne un zombie au pas limaçon, alors je me crevasse jusqu'à avaler le flacon. Ne vous inquiétez pas pour moi, le flacon est bien hermétique. Je le recracherai plus tard, quand le vent du nord m'apportera son aide pour le pousser vers la bouche d'égout.

Quoi qu'il lui soit arrivé, je veux qu'elle retrouve ce pas léger, souriant, qui la caractérisait autrefois. Je suis sûr qu'elle trouvera une autre solution que ces médicaments. Peut-être même l'a-t-elle déjà trouvée. Je ne sais pas à qui elle écrit, mais ça a l'air de lui faire du bien. En ce moment, ses bottines sont légères comme si deux petits papillons s'étaient glissés dedans.

La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant