Chapitre 14

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Rue Bonnefoi

– Le clocher de l'Eglise vient de sonner midi. Tu as une solution pour la vermine juvénile ?

Le grincheux m'appelait. J'aurais bien fait semblant de n'avoir rien entendu, mais ça aurait été de mauvaise foi, ce qui n'est pas mon genre.

– Les lycéens doivent aller à l'école.

– Ah oui ? Et pourquoi ça ?

– Parce que sinon ils passeraient leur journée à traîner dans les rues et à faire n'importe quoi. S'ils n'allaient pas à l'école, tu les aurais tout le temps sur le dos et, crois-moi, ce serait bien pire.

Ça lui a cloué l'asphalte un instant.

– Qu'est-ce que tu crois qu'ils font là-dedans ?

– Ils apprennent des poèmes.

– Comment tu le sais ?

– L'autre jour, deux lycéennes m'en ont récité un. C'était joli. Maintenant je le connais par cœur.

J'ai libéré quelques strophes dont j'avais précieusement enfermé l'écho dans mes pavés.

Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur

Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit

Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie

Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure.

– Et pourquoi ils ne me récitent pas de jolies choses à moi aussi ? m'a-t-il interrompu d'un ton jaloux.

– Probablement parce que tu es trop occupé à te plaindre de l'odeur de leurs pieds.

– Je n'y peux rien s'ils ont des problèmes d'odeurs corporelles.

– Si tu prenais la peine de les écouter, tu te rendrais compte que les adolescents sont bien plus que des pieds. Parfois ils disent des choses intéressantes. Pas toujours, mais parfois ils laissent tomber des pièces d'or.

– Ils laissent tomber des pièces d'or, vraiment ? Jamais vu ça de mon côté. Moi ils se plaignent toujours de n'avoir pas un rond.

– Au sens figuré, ai-je rectifié. Parfois leurs phrases valent de l'or.

– D'accord, d'accord, j'essayerai de mieux les écouter. Même si personnellement je préférerais que le gouvernement nous accorde de nouvelles vacances.

Voilà qu'il recommençait avec ses caprices de trottoir princier.

– Il n'y a pas de vacances pour les trottoirs, l'ai-je rabroué.

Les humains ont besoin de nous pour ne pas se faire renverser par les voitures. C'est à ça que nous servons : assurer leur sécurité. Et tenir la puanteur des égouts loin de leur nez. Sans compter le labyrinthe de câbles que nous abritons pour leur permettre de regarder la télé, d'avoir bien chaud en hiver et de boire de l'eau potable. Nous sommes les alliés indispensables de leur confort.

– Bien sûr que si, le président a instauré des vacances pour les trottoirs ! Il en a mis du temps pour faire respecter nos droits, mais bon les humains sont un peu longs à la détente... Tu ne te souviens pas du confinement ?

Evidemment je n'avais pas oublié cette triste période, ces silhouettes esseulées et ce silence mortellement ennuyant. Mais il aurait été trop compliqué d'expliquer au grincheux que le confinement n'avait pas été décrété pour qu'il puisse se reposer.

– Hum-hum, me suis-je contenter de marmonner.

– Alors tu l'as résolue, ton énigme avec la fille à la culotte rose ?

– Pas vraiment. Il y a des énigmes qu'on a peur de résoudre.

– Tu la reverras peut-être...

– Je ne crois pas. Les pétales de cerisier ne reviennent jamais deux fois. Ils sont trop fragiles.

– Si tu veux mon avis, tu as ingurgité trop de poèmes ces derniers temps. Je ne comprends rien à ce que tu dis. Quel rapport avec les pétales de cerisier ?

Heureusement un « dring » assourdissant a envahi la rue, me dispensant de poursuivre cette conversation. Je préférais garder pour moi la caresse éphémère des bottines, l'écho du pas désenchanté, ce troublant et mystérieux poème qu'elle avait dessiné en marchant.

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Poème extrait de Les yeux d'Elsa, Louis Aragon.

La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant