Chapitre 4

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Quai des combattants

Le bout de bitume sous le pont sanglotait. Il fait toujours un tintamarre pas possible, celui-là. Certains lui envient son coffre. Personnellement je préfère la discrétion.

– Je crois qu'il se passe quelque chose de grave, a-t-il déclaré.

Je n'avais pas spécialement envie de discuter avec lui. Nos tempéraments ne sont pas très compatibles. Il veut toujours savoir de quelle couleur est le ciel, quelle forme ont les nuages et si les arbres sont en fleurs. C'est un rêveur mélancolique qui croit que le monde au-delà du pont ressemble au jardin des délices.

Le monde n'est pas si beau qu'il croit. Je ne parle pas du paysage – quoique ça manque un peu de feuillage par-ci par-là –, mais de l'infamie qui règne. Tous les jours, j'entends des gens dire du mal d'autres gens. Puis ces mêmes gens se serrent la main ou se font la bise comme s'ils s'adoraient. C'est un manège sans fin de mensonge et d'hypocrisie. Je préfère les solitaires qui tracent leur chemin sans cracher leur venin sur personne. Pour ceux-là, je me soulève délicatement pour aider leurs talons à se décoller plus facilement. Voilà pourquoi les solitaires marchent toujours super vite. Parce que je m'évertue à leur faciliter la tâche. Les solitaires sont aux trottoirs ce que les baies de sureau sont aux mésanges. Une bénédiction. Bizarrement, l'être humain lorsqu'il se regroupe change de comportement et fait des choses absurdes qu'il ne ferait probablement pas s'il était seul, comme jeter des pétards dans les poubelles ou vandaliser des voitures.

Néanmoins parfois les attroupements d'humains portent leurs fruits, comme ces jeunes gens qui m'ont envahi pour manifester contre le réchauffement du climat. Ça m'a un peu cassé les oreilles, pour être honnête, mais c'était pour la bonne cause, alors je leur pardonne – mais la prochaine fois s'ils pouvaient choisir la rue du général, par pitié... J'ai les tympans fragiles.

C'est vrai que la météo est un peu détraquée depuis quelques temps. Entre la brûlure du soleil et les coups de poignards des grêlons, je ne sais jamais à quoi m'attendre. Avant, les saisons étaient rodées selon une ritournelle bien précise. Lorsque les péniches amarraient sur le quai, c'était le début de la saison des sandales – et des horribles orteils qui dépassent. Maintenant je vois des tongs en février et des bottes de pluie en plein mois d'août. Même les oiseaux migrateurs en perdent leur agenda et débarquent bien plus tôt que prévu.

– Il y a eu un crime ? ai-je demandé.

– Non, une fille qui pleure.

– Ah, c'est ça que tu appelles « quelque chose de grave » ? Qu'est-ce qui lui est arrivé ? Elle a filé son bas ? Elle a cassé son talon ?

– Non, non.

– Elle a perdu ses lentilles ? Sa coiffeuse l'a ratée ?

– Non. Les filles pleurent vraiment pour ce genre de choses ?

– Oui, ça arrive assez souvent. Surtout quand elles sortent du salon de coiffure. Je ne sais pas ce qu'on leur fait là-bas. À mon avis, c'est un salon de torture.

– Je crois que c'est à cause d'un garçon.

– Quel genre ?

– Taille 46. Avec une inscription New Sketchers.

– Oh, je le connais ! C'est mon garçon.

Un chic type. Du genre solitaire. Il suit des études de commerce ou d'ingénieur ou d'astrophysicien. En tout cas, il y a toujours des chiffres à rallonge lorsqu'il laisse tomber ses notes de cours. C'est un gars intelligent assurément. De temps en temps, une fille lui tient compagnie. Il doit être beau gosse – enfin selon les critères de beauté humaine qui changent toutes les décennies. Je ne connais pas son visage parfaitement, car il marche toujours le menton haut. Un joli menton d'ailleurs, bien proportionné, parfois recouvert d'un léger duvet brun.

– C'est ton garçon ?

– Il habite sur mon flanc. Qu'est-ce qui lui est arrivé ?

Tout à coup, j'avais vraiment envie d'en savoir plus. Ça fait deux ans qu'il vit ici et je m'y suis malgré moi attaché. C'est un défaut typique de trottoir : on s'attache à des gens qui ne s'intéresseront jamais à nous. Tout le monde connaît l'histoire de ce trottoir qui, après le déménagement de la jeune fille dont il s'était épris, fut si désespéré qu'il se couvrit de crevasses au point de devenir impraticable. Eh oui, ces crevasses que vous enjambez sont des trous d'abandons. Les humains sanglotent au moment des adieux. Les trottoirs, eux, se fissurent.

– Je n'en sais rien. La fille est partie maintenant. Tu braillais tellement fort que je n'ai pas entendu la fin de leur conversation.

Je braillais tellement fort ? Il pouvait bien parler. J'ai pris sur moi pour ne pas m'énerver. Il est à fleur de bitume, tout le monde le sait.

J'étais tout de même un peu inquiet pour mon gars. C'est vrai qu'il avait l'air contrarié ces derniers temps. J'avais supposé que c'était la période des examens. Quand il révise, il est toujours très anxieux.

Mais maintenant je me demandais si ce n'était pas à cause de la fille, celle qui avait débarqué ici la semaine dernière. Ils étaient allés acheter une pizza au bout de la rue. Leurs rires ricochaient agréablement. J'étais ravi de la découvrir enfin. J'avais bien deviné qu'il sortait avec quelqu'un parce qu'il regardait très souvent son téléphone – c'est ce que font les humains lorsqu'ils sont amoureux. Elle était légère comme une plume avec un grain de beauté sous le menton. Ses semelles étaient lisses, noires, totalement inintéressantes. Mais lorsqu'elle ouvrait la bouche, elle devenait plutôt captivante. À sa voix, il m'a semblé qu'elle était plus jeune que lui, ce qui est une coutume assez courante chez les humains. Juste avant de disparaître dans la maison, il avait baissé les yeux vers moi pour chercher sa clef. Il arborait le même sourire que les supporters qui sortent du stade après avoir gagné un match de foot.

Ils sont restés quelques heures dans la maison. Puis, au beau milieu de la nuit, elle est sortie. Je m'en suis à peine aperçu tant elle était légère. C'est sa voix à lui qui m'a alerté. Il criait son prénom. Elsa. Mais Elsa continuait de courir, précédée par une ombre discrète, talonnée par une ombre immense d'un noir d'encre, accompagnée par une silhouette d'un gris flou. Ce marathon d'ombres dans la semi-pénombre donnait l'impression qu'Elsa courait avec tous les fantômes échappés de sa tête. Il a hésité un instant, puis il est parti à sa recherche.

Il l'a ramenée saine et sauve. Ils marchaient bras-dessus bras-dessous. Toutes leurs ombres entremêlées formaient comme un cortège pour les accueillir, une sorte de haie d'honneur. J'étais soulagé. Il n'est pas bon pour les jeunes filles de se promener seules la nuit.


La fille au pas désenchantéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant