Bout de bitume sous le pont
Ça faisait trente minutes que je contemplais ces grosses baskets de skateur qui étaient arrivées en provenance du quai des combattants lorsqu'une jolie paire de bottines les a rejointes, trimballant quelques miettes de terre. Elles avaient dû passer par le sentier que les humains ont créé à force de piétiner les fourrés. J'ai aussitôt fermé les yeux parce qu'on voyait sa culotte et que je savais très bien comment tout cela allait se terminer. J'assiste à ce genre de rendez-vous très souvent – beaucoup trop à mon goût. Mais, d'habitude, elles ne sont pas si jeunes. Si seulement il n'y avait pas ce foutu pont au-dessus de ma tête, je pourrais voir le ciel, admirer les nuages, les étoiles. Certains soirs, j'entends les autres trottoirs s'extasier sur le spectacle qui se déroule tout là-haut. Apparemment le soleil est un artiste qui crée des chefs d'œuvres absolument épatants.
Moi le seul art auquel j'ai droit se résume à deux graffitis – si on peut appeler ça de l'art... Celui de gauche avec ses couleurs flashy est plutôt réussi, je l'admets, mais le « nique ta mère », je ne serais pas contre si quelqu'un venait l'effacer.
J'essayais de me changer les idées pendant qu'ils faisaient ce qu'ils avaient à faire – tout ça me met toujours très mal à l'aise – quand j'ai entendu un bruit bizarre. Au début, j'ai cru que c'était la pluie. Ici tout résonne exagérément. Les soupirs langoureux tout comme les gouttes d'eau qui s'immiscent sous l'arcade du pont quand le vent vient de l'est. J'ai ouvert les yeux pour comprendre l'origine du bruit. Il y a très longtemps il y avait un train qui passait juste au-dessus de moi, j'aimais bien entendre son roulis ; vous savez quand on est plongé dans une semi-obscurité, les bruits c'est très important. Mais ce bruit-là, je ne l'avais jamais entendu. Pas de façon si nette en tout cas. Heureusement que je suis solide sinon je crois que je me serais fissuré quand j'ai compris.
Les baskets et les bottines étaient séparées par cinquante centimètres. Et la culotte était toujours au même endroit. D'habitude, au bout de dix minutes, les culottes disparaissent. Vous comprenez maintenant pourquoi j'avais fermé les yeux.
Mais je m'étais trompé. Ce n'était pas un rendez-vous comme les autres.
La fille pleurait.
Et le garçon ne la consolait pas.
Je me sentais totalement impuissant.
Il a dit : « C'est vraiment ce que tu veux ? Tu es sûre ? »
Et elle a dit : « Oui. »
C'était un « oui » qui sonnait comme j'imagine le bruit que fera le soleil lorsqu'il éclatera. Un bruit de fin du monde. Un déchirement intérieur. J'ai regretté de ne pas avoir écouté le début de leur conversation pour comprendre exactement ce que ce « oui » impliquait.
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La fille au pas désenchanté
Genel KurguQuel est donc ce chagrin qui alourdit le pas de cette jeune fille ? Pourquoi ce garçon court-il comme si sa vie était en jeu ? De rue en rue, chaque trottoir apporte son témoignage, résolvant peu à peu l'énigme de la fille au pas désenchanté.