Une autre vie

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Sans s'en rendre compte, Aménadiel s'était à nouveau assoupi. Ses paupières de plus en plus lourdes finirent pas se refermer et provoquer un affolement chez les chevaliers.
-Il dort simplement. Cette fois il fera de paisibles rêves.
Leur avait assuré la guérisseuse avec un ton satisfait.
Elle déposait le plateau repas sur la petite table et le panier au pied du lit. C'était un adorable bout de femme, petite de taille et grande d'esprit, son visage joufflus et rouge s'éclairait en permanence d'un immense sourire. On la jugerait niaise et enfantine au premier regard, mais sous cette apparence ingénue se trouvait une toute autre personne, pleine d'intellect et de profondeur.
Elle poussait tout le monde hors de la chambre, aidée de ses petites mains et de sa candide voix. Elle ne laissa que Tristan au près de son malade. L'enfant malgré son trouble avait été un bon acolyte au près d'elle. Il allait chercher de l'eau ou des plantes, maintenait le prince quand il convulsait et surtout, il était présent. Il n'avait pas peur de voir comment le prince suffoquait, même s'il pleurait souvent ou était prit de tremblement, il restait toujours sur place, sans jamais détourner les yeux.

La guérisseuse offrit des dernières attentions à son malade avant de le laisser se reposer.
Elle dandinait sur ses jambes, le visage plus radieux que jamais.
-Ce soir mon petit tu vas fermer l'œil. Ton ami est hors de danger et toi tu as beaucoup de nuit à rattraper.
Soufflait-elle à Tristan.
Dehors, elle suivait une allé à travers l'or végétal puis disparu au loin.
Les chevaliers étaient pour certains dans la grange à charger les sacs de blé, pour d'autres à couper du bois. Certains encore discutaient avec les ouvrières et les filles de la maison. Ils étaient assez loin pour n'emmener aucun bruit dans la chambre. Ce silence eut raison du garde malade qui s'endormît dans sa chaise.
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- Maman ! Maman!
Il avait neuf ans, ses cheveux étaient déjà longs, châtains et sales. Il venait de tomber dans une flaque de boue, sa chemise blanche en était recouverte, de même pour son pantalon. Il courait à travers les épis de blé puis sauta sur elle, Themys.
- Maman, on est tout sale ! Toi et moi.
Il riait fort, son air innocent attendri le visage de sa mère, elle le prit dans ses bras et l'entraîna jusque dans la pauvre maison, jusque dans la chambre.
- Il faut te nettoyer mon chéri, regarde toute cette saleté. Les grands garçons sont tout propres et tout beaux, comme ça ils grandissent encore plus vite. Tu ne veux pas grandir Aménadiel ?
Il répondit à l'affirmatif en hochant la tête.
La mère sortit une bassine en bois et la remplit d'eau chaude pour y plonger son enfant, la boue descendit au fond. Elle frotta ensuite le visage du petit avec une grosse étoffe pour la nettoyer complètement.
La peau porcelaine de l'enfant rougissait à chaque passage de l'étoffe, les mouvements étaient appuyés, faits sans ménagement. Il voulait se plaindre mais se répétait qu'il fallait être propre pour grandir. Et même s'il ne voulait pas grandir, il savait que c'était important.
Le visage était maintenant propre, le corps aussi, l'enfant sortit de l'eau et se couvrit d'une serviette en attendant que la mère trouve une autre tenue.
- où est papa ? Maman je veux voir papa !
- ne crie pas!
Elle avait ce ton calme et autoritaire, cette douce voix qui inspire le respect.
-Il coupe du bois pour le soir, il va bientôt revenir avec beaucoup de bûches pour nous maintenir au chaud. Tu ne veux pas avoir froid n'est-ce pas ?
Cette fois il secoua la tête.
Il se sentait heureux mais quelque chose l'angoissait, comme l'incertitude que tout cela soit réel. Il n'arrivait pas à croire que sa mère, Themys était là, que son père coupait du bois, qu'ils vivaient tous ici, dans une ferme où le blé pousse. Quelque chose en lui le condamnait de voler cette vie à quelqu'un d'autre. Enfin, il n'avait que neuf ans, et un enfant de neuf ans ne pense pas à tout cela.
À nouveau propre, il sortit en courant vers les arbres où le bois était coupés, là il attendait voir son père et lui montrait qu'il était sain comme un grand garçon.
Mais il ne trouva que des bûches et une hache. Voilà l'horreur, la sensation d'irréel revenait encore et l'étouffait. Il cria son père plusieurs minutes puis retourna vers le blé et la mère.
Mais il n'y avait plus rien de cela, pas de champs doré, pas de pauvre maison de bois, pas de mère aimante. Il n'y avait qu'un immense jardin, des allés bien tracées, un château à douze tours.
Là bas il se cachait derrière un rideau, il était à sa place, en luxueux habits, ses cheveux propres étaient attachés comme ils le devaient. Mais à nouveau, c'était comme s'il volait cette vie.
Il sortait son visage du rideau pour voir ceux qui discutaient, il était content de voir, comme si c'était la première fois. C'était un soir et la lumière n'était pas la meilleur.
Deux hommes discutaient, un grand brun dont les yeux verts inspiraient la confiance, il portait une armure qui semblait lourde mais qui ne le gênait en rien. Le petit le connaissait, c'était son frère Antar.
L'autre homme était plus âgé, des cheveux blanc infiltrait sa crinière noire, son vêtements ample, une tunique rouge dont les ourlets étaient brodées était celui des rois.
Argandiel parlait avec colère, c'était une chose rare. Sa voix montait dans les aigus, une veine sortait dans son coup, son front se plissait, c'était effrayant.
-Elle refuse de partir, elle refuse tout ce que je lui ai donné, elle veut le reprendre. Comment peut-elle se raviser après plus de huit ans!
- Calme-toi père, la solution est simple, tu n'as qu'à me le demander.
Argandiel avait repoussait l'idée d'un mouvement de main et s'était rapproché de la cachette d'Aménadiel.
Il croisait ses mains dans le dos et craquait ses doigts. Cette mauvaise habitude n'avait pas résisté à la sévère éducation de sa mère. Il faisait dos à Antar, par honte ou par inadvertance.
- Non Antar, je ne veux pas lui faire de mal, je ne veux pas agir avec animosité. Il faut simplement l'éloigner et lui faire entendre raison qu'en racontant cette histoire, elle nous met tous en danger. Elle est intelligente, elle comprendra. Il faut seulement qu'elle parte d'ici, elle comprendra avec le temps.
Il fit une petite pause, le silence qui régnait était tel qu'on pouvait entendre le bruit des bûches qui se consument dans le foyer.
-Ils ont les mêmes yeux, le petit lui ressemble tant, les gens feront le rapprochement.
Son ton redevenait calme. Si Antar n'avait pas appris son attitude impassible dans l'armée, il l'avait certainement acquise auprès d'Argandiel.
-Themys est une manipulatrice, elle est folle et imprévisible. Tu peux la cacher au bout du monde, elle trouverait un moyen de se faire entendre. Elle peut faire effondrer tout ce que tu tentes de bâtir, pour cela, cette femme doit mourir.
Le jeune Antar était agité, non dans les mouvements de son corps mais dans ceux de son visage.
- Père, ce qu'elle sait, ce qu'elle est peut provoquer une guerre! Elle doit disparaître, elle n'est pas innocente.
-Il s'agit de sa mère, rien que pour cela elle mérite la vie, de plus, elle ne réclame que d'avoir son enfant. La situation est dépravante, elle sera traitée de tous les noms et mes opposants sauterons sur l'occasion. Ils s'accapareront de cette affaire comme des loups se jettent sur un agneau blessé. Offrons lui une autre vie, quelque part à Montigrad ou à Kathane.
« J'ai confiance en toi Antar, je compte sur ta discrétion, aucun de tes frères ne doit jamais rien savoir. N'en fais pas une affaire personnelle, ton roi s'adresse à toi non comme son fils mais comme son chevalier et son son général le plus dévoué. Prend une escorte de ta garde la plus fidèle et emmène la loin de la capitale. Je m'en remets complètement à toi. Adrien n'y comprendrais rien, il donnerait raison à Themys et tout serait perdu. Ton frère est un peu trop comme moi, meilleur que moi même. Mais pour conserver un royaume, il nous faut parfois être cruel, je crois qu'il m'est enfin donné de... »
Sans finir sa phrase, il avançait toujours vers le rideau puis le fit rouler pour dégager la vue du parc.
Le rideau se levait sur Aménadiel, accroupi comme un petit espion. Argandiel devint rouge et Antar sourit, c'était son sourire incompréhensible.
Le roi avait tenu son cadet par le col et l'avait tiré jusqu'aux deux grandes portes. En frappant dessus à la manière de Gwendoline, les gardes de l'autre côté les ouvrirent et entraînèrent l'espion à l'extérieur. Ils s'en parèrent de lui dans leurs grandes mains et Aménadiel avait l'impression d'être pris dans les griffes d'un énorme rapace.
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La sensation de tomber dans le vide le réveilla. Il avait à nouveau 20 ans, il était allongé sur un châlit. Il était blessé et avait trouvé refuge dans une petite ferme.
Une ferme de blé dont il venait de rêver. Ce n'était qu'un rêve, il n'avait jamais vécu ici, tout ce qu'il connaissait était le château d'Inad-Ale et les innombrables villes qui l'avaient hébergé durant neuf ans.
En se répétant tout ce dont il était sûr, il tentait en réalité de se donner des repaires pour ne plus confondre ses désirs et ses délires de la réalité. Il ne savait même plus s'il avait réellement assisté à l'entretien entre Argandiel et Antar.
Cette fois il parvenait à se lever, à se rhabiller. Ses vêtements propres étaient accrochés sur un clou au dessus du lit, il enfila la chemise au dessus des bandages.
Tristan dormait encore. Sa touffe rousse tombait sur son visage incliné, il valait mieux ne pas le réveiller, même si sa couche improvisée n'avait rien de confortable.

Le plancher grinçait, mais pas assez pour alerter le dormeur, en quittant la chambre, Aménadiel entrait dans un étroit et sombre corridor, des tableaux au mur montraient toute la famille paysanne. L'artiste qui les avaient fait avait du talent, les peintures étaient fidèles et bien réalisées. Au fond, il y avait une échelle qui menait vers le grenier.
Il débouchait immédiatement dans une salle commune après le corridor, cela avait l'allure d'un salon. Il y avait une grande cheminée, des bergères et un fauteuil, des chaises semblables à celle de Tristan près des fenêtres. Dans un coin gauche une petite table ronde faisait guise de table à manger et devant elle une autre, carrée cette fois, sur laquelle étaient déposés des ouvrages féminins inachevés: un tricot et une planche à broder.
Devant une des fenêtres il y avait une table de cuisson. C'était une construction en pierre surplombée d'une plaque métallique, un creux destinée au feu juste en dessous de la plaque. En ces temps là, 531 A-p les Grandes Ombres, c'était une fabrication trop rudimentaire. Les fours et fourneaux du château étaient bien plus sophistiqués.
La chaleur qui naissait dans cette pièce quand le foyer et la table de cuisson étaient allumés devait être insoutenable.
L'odeur d'une soupe à l'oignon émanait de la plaque de cuisson et faisait vibrer l'estomac du prince. Il avait faim. Il repensait au plateau repas qui l'attendait dans la chambre, mais la vue d'une soupe froide et d'un pain sec ne lui avait pas donné envie et il ne se sentait pas de courage à se servir dans la marmite au feu.
Un peu déçu, il continua son inspection. La maison n'était pas belle, mais elle était accueillante et la boule dans sa gorge indiquait qu'il aurait bien aimé vivre comme dans son rêve.
Brusquement, la porte d'entrée s'ouvrît et laissa passer une jeune fille.
Elle fronça les sourcils en le voyant, le dévisagea de la tête au pieds puis haussa les épaules. Sans rien dire elle alla regarder sa soupe, la remua, ajouta du sel. Tout ceci sous le regard ébahi du prince. Il perdit tous  ses moyens, c'était donc cela avoir une inclination.
La jeune fille aux grands yeux se retournait brusquement.
- Tu m'regardes là! j'n'aime pas ça, pourquoi t'restes là planter comme un idiot. T'as pas mis tes mains là dans ma soupe. Ah j'les connais les garçons d'ton genre qui s'croient meilleurs que l'autre, bah non pas ici, t'étais pt'être malade mais là comme tout le monde tu vas m'ttre la main à la pâte, tiens tu vas m'aider à couper les poireaux. Eh t'es sourd ou quoi, dis queque chose.

Sans le vouloir il s'était mis à sourire si largement qu'il en avait mal à ses blessures. Il continuait de la fixer alors qu'elle reprenait sa prose incompréhensible, il ne l'écoutait plus vraiment. Il s'attardait sur ses grands yeux noirs avec l'envie de s'y perdre à jamais, c'était
peut-être l'occasion d'être quelqu'un d'autre, d'avoir une autre vie.
-Ton nom? On t'appelle comment. Moi c'est Lyla D'Ondour. Elle le pointait avec sa longue cuillère en bois, comme pour le menacer.
Dans l'infinité de l'humanité, il pouvait être n'importe qui, il pouvait raconter n'importe quelle histoire pourvu qu'elle ait un sens qui finisse par le conduire dans cette ferme, blessé à l'arme blanche.
Geoffroy comme Marius étaient assez méfiants pour ne jamais dire qui ils étaient réellement, dans chaque ville dans laquelle ils passaient, ils se créaient d'autres noms, d'autres histoires. Il n'y avait aucune raison que Tyraad soit une exception.
-Alors, t'es bête ou quoi ?
Elle s'impatientait et le montrait en tapant du plancher avec son pied gauche.
-Eldrin Durham.
Ce patronyme lui était venu à l'esprit sans préméditation, c'était celui d'un personnage de « La Tempête Inattendue » une pièce qu'il aimait particulièrement. Eldrin Durham y était un peintre n'apparaissant qu'une seule fois ou pas du tout selon les adaptations.
Ce nom semblait idéal pour commencer une autre vie.

La dernière des guerresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant