Les loups

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Aménadiel n'était plus certain que la mort de Sheeda l'arrangerait. Il aurait aimé au moins rencontrer cet homme qui lui inspirait à la fois mépris et admiration.

Jusque-là, personne ne savait qu'il avait rencontré le tueur de la Légion d'Or. C'était un hasard dont il réfléchissait encore et qu'il ne s'imaginait pas avoir à rencontrer une fois de plus. Dans cette guerre, Zed était un joueur central qui ne demandait l'approbation de personne, et Aménadiel ne faisait pas exception. C'était à ses yeux un honneur d'être allié à lui.  Non seulement par l'importance de la légion qu'il commandait, mais aussi parce qu'il était un homme en qui Adrien avait une confiance absolue et un respect démesuré. Pourtant, son frère était un homme fier, arrogant peut-être. Il n'était pas impressionné par les succès militaires d'Antar, c'était même une chose qui l'agaçait, puisqu'il trouvait que la plupart de ses compagnes étaient inutiles. Privilégiant les conversations civilisées aux confrontations épée à la main. Toutefois, Zed était également un faiseur de guerre et Adrien le lui pardonnait.

Aménadiel ne savait de lui qu'il n'était qu'un des plus illustres noms de l'académie militaire. Mais c'était bien plus que cela. Zed avait été de la même génération qu'Antar, et avait même remporté plus de tournoi que ce dernier. Il avait eu très tôt de grandes responsabilités, délivrées par le Roi lui-même. Et comme la vie l'avait gâté de ce talent, il avait l'ambition d'être le meilleur. Mais une chose l'avait fait abandonner ce désir. Et c'était pour cela qu'Adrien le respectait et l'aimait.

Depuis neuf ans, il violait la loi, défiait Antar et lui riait au nez. Aménadiel n'avait donc aucune prétention à le contrôler, ni assez de sottises pour le défier. Alors, il gardait silence, ravalant son impatience de savoir comment la mission de Galahad s'était achevée en se promettant de ne rien dire à personne avant d'être fixé.

Il faisait désormais nuit noire et la plupart étaient allés se coucher. Aménadiel restait encore sur le pont, assis à même le plancher brun. Cette fois, il ne pensait à rien de l'avenir ni même du présent, il se laissait aller à quelques souvenirs tendres de son enfance. Il y avait Adrien dans la plupart d'entre eux, pour l'amour sans contrainte qu'il lui portait. Marius, Geoffroy et beaucoup d'autres l'aimaient peut-être, mais c'était terriblement mêlé au devoir. Seul Adrien l'avait fait sans y être obligé.

Il n'était pas sûr de l'amour de son père, du fait de la distance qu'il mettait entre eux et de sa méchanceté, quelques fois flagrante. Il avait sans doute donné tout son amour paternel à Adrien, et surtout à Aragon. Il ne pouvait pas avoir une relation de respect détachée comme celle qu'il entretenait avec Antar. Entre eux, il était plus question d'un roi et de son fidèle général que d'un père et de son fils. Il n'avait toutefois pas la même indifférence qu'il offrait à Azan, ni la haine visible à Arian. Sans doute que si l'athéisme d'Aménadiel s'était déjà réveillé à cette époque, ils auraient eu une chose à partager. Seulement, il était trop jeune et son père trop vieux, et avaient ainsi une relation sans véritable description. Parfois, le vieux roi venait le voir dans ses appartements, le regardait étrangement, puis le faisait assoir sur ses jambes pour lui parler de leurs aïeux. Il parlait de ses ancêtres comme s'il s'agissait de leur ancêtre à tous. Ignorant le fait qu'il les avait adoptés et changés de noms. Persuadé d'avoir réellement vaincu les dieux. Il décrivait son père Andreus et son grand-père Attilus. Ce dernier le captivait, de son courage, de sa longévité et de son abdication. Mais d'autres fois, il le regardait à peine, ne lui disait pas plus d'une phrase pendant des semaines entières.

Mais pour Adrien, rien n'avait pu empêcher cette affection et Aménadiel lui en était reconnaissant. Sa vie aurait été une totale tragédie s'il n'avait pas connu les quelques bonheurs dont son frère était le garant, malgré ses fréquentes absences. Attendre ses retours était aussi un plaisir, car il avait une chose à espérer. Il avait vécu la majeure partie de son enfance dans l'obscurité et la solitude que seul Adrien tentait d'éclairer.

Quand ses moments de bonheur n'étaient pas reliés à Adrien ou à son père, ils étaient ceux des couleurs, des formes et de la vie. Il s'agissait de moments solitaires dans les jardins, quand il voyait enfin. Une fois qu'il pouvait donner une image aux choses dont il connaissait si bien l'odeur, la texture, la forme ou le goût. Il en dormait peu à scruter tout de son regard métallique, comme il le faisait jusqu'à présent. Tout mouvement attirait son regard et nul n'avait pu croire qu'il arrivait si bien à voir. C'était assez ironique que ce soit à Aragon qu'il devait ce cadeau. Alors qu'Adrien sillonnait les mondes à la recherche d'un remède, c'est dans un voyage d'amusement qu'Aragon rencontra un savant qui avait réussi à opérer ce miracle. 

Le sort avait décidé que ce soit ce frère qui avait détruit sa vie, et tout ce qu'il avait pu faire de bien dans le passé sera à jamais effacé par le crime qu'il avait commis.

– Ordure...

C'était un murmure à peine perceptible qu'il avait soufflé lentement entre ses dents. Il ne pouvait que le haïr, pour ce qu'était la vie d'Adrien et aussi pour ce qu'a engendré sa mort.

Comme une brise terriblement froide venait de le frapper violemment, il ferma les yeux en serrant fortement son mantel contre lui. Il reprocha ce froid et cette soirée sur le fleuve aux pieds de l'hiver à Aragon. 

Pendant cet instant où ses yeux étaient clos, il revit le corps de son frère, au milieu du chaos, quand il lui avait arraché le collier. Il entendit le bruit du fer et sentit l'odeur du sang, il vit la mort, la haine et la violence pour la première fois. Il vit Zed, le visage bestial, se lancer vers un Aragon apeuré, qui protégeait une femme. Il vit Antar s'interposer entre eux, affrontant son éternel rival pour défendre le meurtrier. Pourquoi ? N'était-il pas censé être un homme d'honneur ? Il avait empêché Zed d'obtenir justice, cela le rendait fautif. Il se souvint des hommes d'Eferhid, reconnaissables entre tous, s'acharnant sur la légion d'Or afin de la repousser. Il se souvint de la main d'Antar sur l'épaule de la femme et de ses mots : « il faut la mettre en sécurité ». Quelle sécurité il devait y avoir pour celle qui portait au même titre qu'Aragon le poids de cet odieux crime ?

En ouvrant les yeux, il eut un grognement, autant de fureur que de tristesse. Tant de coupables.

Les loups se cachaient depuis si longtemps au sein de sa maison, guettant la moindre occasion pour dévorer son avenir, son bonheur et sa famille.

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⏰ Dernière mise à jour : Aug 08 ⏰

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La dernière des guerresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant