Celui qui regarde les étoiles

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Le sentier de pierre sur lequel eut lieu la bataille était jonché de plusieurs cadavres qui s'empilaient les uns sur les autres pour former de petits tas de corps ensanglantés. Cette vue était épouvantable, mais personne n'y prêtait plus attention. Quand un homme tombait à terre et y restait, une pensée pour lui traversait furtivement l'esprit de ceux qui tenaient encore, puis elle s'en allait définitivement et chacun retournait à sa besogne afin de survivre. L'harmonie des combattants se brisait à chaque fois qu'un d'entre eux mourrait et qu'il soit ami ou ennemi, son corps était écrasé, écarté sans ménagement, parfois dépouillé de son arme ou de son casque.

Aménadiel avait remarqué que Praad attaquait par vague, et que chacune d'elle ne venait que lorsque la précédente avait été entièrement décimée. Une nouvelle unité sortait des bois et elle était plus importante que les précédentes, elle attaquait de tous les côtés et ne tardait pas à encercler les quatre survivants qui ne s'avouaient pas vaincus. Même les doutes de Tristan se dissipaient, l'arrivée imminente des trois cents lui avait redonné de l'espoir et l'emplissait d'énergie malgré les lames qui frappaient trop souvent ses jambes. Lui se battait avec la montagne de muscle et le prince avec Geoffroy, leur survie tenait à ces duos mais les assaillants étaient de plus en plus nombreux et les renforts n'arrivaient toujours pas.

Les deux camps sentaient venir l'apothéose de ce funeste spectacle, toute l'unité d'Aménadiel était maintenant à ses côtés et poussait des cris de guerre en harmonie, c'était comme s'ils chantaient avec leurs voix rauques et agressives sur la mélodie de leurs épées, leurs armures et leurs boucliers. Les cavaliers arrivant écrasaient tous les soldats de Praad avec les puissants sabots de leur bêtes, ils étaient plus armés et mieux équipés que ceux qui avaient accompagné le prince. Même leurs montures étaient plus féroces et portaient également une armure, elles ne fuyaient donc pas mais prenaient part au combat et donc à l'orchestre.

L'inhabituel et relativement petit champ de bataille se transformait en lieu de victoire et de communion. Praad était vaincue et glorifiait Aménadiel d'un triomphe hors du commun.

Les quelques survivants de la dernière vague n'eurent d'autre choix que de battre en retraite en abandonnant leurs morts. Ils disparurent dans le bois qui garantissait leur sécurité par les nombreux pièges et l'impossible orientation pour tout étranger. L'aménagement de cette ville-forêt avait consisté bien plus qu'en l'installation de tentes, de pièges ou en la construction de tours de contrôle, mais aussi à perturber la flore. Ils avaient planté des arbres dans des dispositions particulières, créé des chemins menant à des pièges et des culs de sac. Même si l'indomptable nature imposait ses désirs, les hommes avaient fait de la forêt de Praad une arme, un bouclier et une prison.

Tout redevenait calme sur le sentier de pierre. Le sang qui bouillonnait dans les veines des guerriers d'Ambre reprenait son rythme normal, la tension de la guerre s'abaissait et une autre naissait, c'était l'excitation mêlée à la méfiance. Ils étaient fiers d'avoir gagné mais restaient sur le qui-vive. Qui savait ce qui pouvait encore sortir de ces arbres.

Ils étaient à présent au moment fatidique où sont comptés les morts et où la guerre, la victoire ou la défaite n'affiche plus aucune importance, ils étaient donc à un moment de vulnérabilité physique et émotionnelle. Les soldats obéissent sans jamais poser de questions, mais la légion d'Ambre avait si longtemps évolué sans les commandements d'un chef légitime qu'elle s'était habituée à s'interroger. La question du pourquoi et de la valeur d'une bataille emplissait leurs esprits devant toutes ces pertes en vies humaines. une fois que l'effervescence et la fièvre du combat s'éclipsent, le vide qu'elles créent se comble par la douleur de voir mort un ami ou un parent. Cette douleur s'accompagne d'une réflexion qui, dans un temps comme celui-là, était synonyme de blasphème; la réflexion si la vie et la gloire d'un prince sont dignes de la tombe et de l'oubli de centaines voire de milliers d'hommes. La mort est omniprésente dans la vie du guerrier et plusieurs discours tentent de l'y préparer, mais aucun mot n'est assez puissant pour disposer un homme à accepter le regard vide et le corps froid qui quelques heures plus tôt brûlaient de joie et d'étreinte.

La dernière des guerresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant