Chapitre V

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La plupart des histoires parlent de mages puissants, pouvant se téléporter d’un endroit à un autre de manière instantanée, faire apparaître des objets des tatouages qui ornent leurs corps, ou soigner des blessures que l’on croyait mortelles. Ils peuvent aussi manipuler les esprits et modifier leur apparence pour se fondre dans les autres peuples. Le plus puissant d’entre eux était le créateur de la Faille. C’est le seul qui ait jamais réussi à créer un cataclysme d’une importance telle que la terre de Nounaïa s’est séparée pour engloutir les Démons.
Ce que ces épopées ne disent pas, c’est que certains sorts épuisent la magie. La téléportation, par exemple, vole toujours un peu de puissance à son utilisateur, tout comme les invocations. D’autres sorts, eux, limitent le pouvoir auquel le mage peut avoir recours. Il en va ainsi avec la manipulation de l’esprit et la métamorphose. À cause de ce genre de sorts, la puissance du mage se retrouve limitée, puisque le reste alimente en permanence le sort. Si le mage veut recourir à un sort puissant, il est alors obligé de lever les autres ou il prend le risque de mourir, puisque faute de magie les sorts vont prendre sa vie. Mais pour maintenir ce genre de sort, il fallait faire preuve d'un grand calme et ne pas se laisser envahir par ses émotions.
C’est pourquoi, penché au-dessus de la blessure de l’Aegirien, Dalir essayait de rester le plus calme possible. Il devait absolument maintenir ses sorts, tant qu'ils étaient en place Denzal était en sécurité. Les Aegiriens ne quittaient jamais longtemps l’Océan, alors ils y retourneraient forcément dès que Seelay serait guéri. Ils avaient l'air seuls, pas de Dragon aux alentours, il ne devait pas paniquer et se concentrer sur cette blessure.

— Alors, papa, qu’est-ce que tu en penses, demanda Denzal.

Il sursauta légèrement et se tourna vers son fils. Il était apparu silencieusement à ses côtés et scrutait la blessure avec inquiétude, les bras chargés d’herbes et d’onguents pour les blessures. Il était à mille lieux de ses tourments, innocent comme au premier jour, avec son nez légèrement en trompette qui lui rappelait tellement sa mère et qui se fronçait quand il réfléchissait. Il devait d’ailleurs sûrement penser à la meilleure façon de soigner l’étranger.
Il se sentit soudain vieux. Son fils n’était plus un enfant, il n’était même plus un adolescent. C’était un adulte désormais, certes un peu maladroit, mais un véritable adulte, qui se faisait un devoir d’aider les autres. Il avait un grand cœur, comme lui avant que toute sa vie ne bascule. Avant qu’on ne lui en arrache une partie. Avant, il aurait culpabilisé à la simple idée d’utiliser un sort de manipulation. Mais pour protéger la seule chose qu’il lui restait, il était vraiment prêt à tout.
Denzal renouvela sa question et il prit conscience qu’il l’avait observé un peu trop longtemps. Il lui fit un sourire se voulant rassurant et pressa son épaule avant de se tourner vers l’Aegirien et d'étudier la brûlure qui traversait son ventre plus sérieusement.  Elle n’était pas très grave. Le centre de la blessure, une peau bleutée brillante qui semblait normale mais était légèrement plus épaisse que celle des autres peuples, n’était brûlée qu’en superficie et les côtés étaient constitués de petites écailles lagon abîmées. Il allait devoir les arracher pour faciliter sa guérison et éviter une infection mais aussi permettre à d’autres écailles d’apparaître. Ces jours n’étaient donc pas en danger. Toutefois, il n’était pas sûr qu’elles repoussent toutes, et il risquerait de garder une cicatrice à vie.
Autre chose attira son attention alors qu’il observait de près la blessure. Ce n’était pas une brûlure causée par accident. Il avait imaginé, ou plutôt espéré, qu’elle ait été due à une bête chute de bougie ou de lanterne, mais il devait se rendre à l’évidence :  c’était comme s’il avait été percuté de plein fouet par une flamme. Et les seuls êtres capables de faire cela étaient les plus dangereux de ce monde. Les Dragons. Pourquoi avait-il pensé que des Aegiriens pouvaient débarquer ici, à trois, sans être autre chose que des rebelles qui se faisaient appeler Pirates et faisaient des pieds de nez à l’Empire depuis des lustres ?
Il tenta de se reprendre. Il ne devait pas paniquer. Avec un peu de chance, les Dragons avaient perdu leur trace et ne viendraient pas jusqu’ici. Il se redressa, inspira profondément, et colla sur son visage un sourire rassurant.

— Tout va bien, je dois juste retirer les écailles blessées, expliqua-t-il ensuite à son fils et aux deux autres Aegiriens qui étaient penchés autour de la table, on va lui mettre un onguent pour anesthésier la douleur et accélérer sa cicatrisation. Il sera remis d’ici trois jours.

Zale et Merrigan observèrent leur ami avec inquiétude. Merrigan jouait nerveusement avec le bijoux qui pendait à sa nageoire, les oreilles chez les Aegiriens. Dalir sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas et il se tourna vers le blessé. Seelay soupira, se releva avec une grimace et déclara gravement :

— On n’a pas trois jours. Il va nous retrouver avant.

Dalir perdit définitivement son sourire. Il savait ce que cela sous-entendait. Le Dragon qui avait fait ça allait arriver. Il allait envahir l’île paisible qu’il avait choisie pour protéger son fils et le tenir aussi éloigné que possible de Nounaïa.
Pour la première fois en vingt-trois années, la panique l’envahit véritablement. C’était pire que la première fois que Denzal avait brisé son sort d’illusion avec ses propres pouvoirs alors qu’il marchait à peine. C’était pire que la fois où il avait dû le chercher des heures dans la forêt parce qu’il n’était pas rentré après une mauvaise chute et qu’il ne pouvait pas communiquer avec les arbres pour leur demander où il était. C’était pire que quand Denzal avait commencé à lui demander ce qu’il y avait après l’océan avec des yeux pleins d’étoiles. C’était pire que quand il avait compris qu’il allait devoir élever celui que tout Nounaïa considérait comme un sauveur. C’était une panique intense.

Trop intense.

Sa magie vacilla.

Et les sorts qu’il maintenait depuis des années cessèrent soudainement d’exister.

L'Espoir de Nounaïa : Denzal (T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant