Bleunoie, 1861

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Il nous faut tout de même conter l'incroyable récit de l'origine du nom de Bleunoie.

Un beau jour de printemps ensoleillé, un britannique égaré dans la luxuriante campagne limousine, voulut trouver un endroit pour s'y reposer, harassé par le long trajet. Cherchant une auberge dans laquelle se restaurer, il s'assit sur la terrasse sous l'œil torve des voyageurs, une chope de bière sur la table graisseuse. Machinalement et réchauffé par les rayons solaires, il leva la tête et y découvrit le plus beau ciel qu'il n'eut jamais vu. Hystérique et joyeux, le bonhomme s'exclama dans un anglais parfait « It's so blue ! » devant une foule de badauds ébahis. Ainsi fut adopté le nom de ce village au ciel bleu permanent pendant les beaux jours par un anglais perdu au grand dam de la population, sans doute lassé du temps gris de sa lointaine contrée. Une dizaine d'années plus tard, Bleunoie connut une importante baisse des visiteurs curieux de voir ce phénomène hors du commun. Ce ciel bleu tant admirable par les populations venues des quatre coins de la France, se métamorphosa en une atmosphère pluvieuse et grisâtre.

Depuis, les habitants de Bleunoie vivaient un temps éternellement maussade renforcée par un automne et un hiver bien déprimants, accentuant l'excentricité des gens et la narration de légendes nocturnes. Qu'elles fussent réelles ou fictives, les langues un peu trop pendues répandaient des histoires de meurtres effroyables de jeunes femmes sorties et jamais revenues en leur domicile. Malgré la présence de spécialités loufoques, Bleunoie hébergeait une population relativement stable mentalement parlant. La classe paysanne menait une vie difficile, rythmée par les étés brûlants et les hivers meurtriers, entassés à plusieurs dans l'unique pièce de leur modeste habitation. Quant à la bourgeoisie, les pieds confortablement lovés près de la cheminée, ses activités se partageaient entre les réunions de cercles de discussion douteux, gorgés de personnages fantasques, et sa faculté à élaborer des légendes comme des écrivains en herbe. Au sein de ces réunions, on y débattait sur la mort et les délires étaient alimentés par l'asile situé en dehors du village près de la forêt de Bleunoie. Planait au-dessus de tous ces cercles, un salon pour le sexe féminin et masculin, las de leurs habitudes redondantes, celui de Madame Correy. Trentenaire aguerrie, élégante bien qu'à l'esprit légèrement bancal, le beau monde vantait le nectar que l'on y servait, les petits fours toujours fondants à leur arrivée ainsi que les sujets originaux que l'on y abordait. Il faut le dire, en ce siècle encore très conservateur, l'érotisme et l'aversion pour la barbante courtoisie y étaient examinés jusqu'à ce que silence et fatigue s'ensuivent. Et pour donner une pointe d'originalité à sa magnifique idée, Madame Correy conviait des personnages qui se prétendaient sorciers ou voyantes à animer les fêtes afin de ne pas trop les rendre banales et à démasquer les morts venus déranger les vivants.

Chapitre 1

Marie-Lise Saint Orge resserra vivement sa fourrure contre elle et d'un air inquiet, balaya les rues désertes. Elle regrettait déjà le foyer douillet de Madame Correy. Cette dernière avait pourtant insisté pour lui faire venir en fiacre afin qu'elle puisse rentrer chez elle sans encombres. En femme polie et modeste, la jeune femme avait refusé, malgré le thé fumant et les petits fours encore tièdes. Elle faillit tomber en manquant la première marche de pierre. Elle se rattrapa de justesse, s'éraflant un peu la main sur les murs pierreux. Marie-Lise détestait la nuit et les environs de Bleunoie. Elle rampait presque les façades des maisons pour se rapprocher des lumières réconfortantes des flambeaux répartis sur le bord de la route. Le prochain flambeau semblait à des kilomètres du domicile de Madame Correy. Marie-Lise Saint Orge pressa le pas, se faisant mal aux pieds. Fichue mode qui l'avait poussé à acheter ces sandales hors de prix.

Une brise glacée se glissa entre les pans de son manteau et la fit frissonner. Elle pressa le pas et se retourna plusieurs fois. Elle ne savait pas pourquoi, mais quelqu'un l'épiait dans les angles sombres des maisons alentour. Le vent étendait ses tentacules de courants d'air glaciaux à travers les pans de la robe encombrante de Marie-Lise, la faisant accélérer le pas. D'étranges sons commencèrent à résonner au loin et se rapprochèrent d'elle comme un ennemi invisible. La jeune femme ne voyait rien. Elle tournait rapidement la tête pour percevoir celui qui lui voulait du mal. L'angoisse lui noua le ventre, elle trébucha et tomba dans la boue. Une main sur la poitrine, elle respirait tant bien que mal, étouffée par l'air qui lui brûlait les poumons. Reprenant ses esprits, elle courut aussi vite qu'elle le put en entendant les hurlements se rapprocher. On aurait dit des appels à l'aide d'une femme attaquée par une bête sauvage. Elle aurait dû rester au chaud. Malgré les réticences de son époux, elle avait refusé et elle s'était aventurée dans la nuit noire, insouciante et naïve.

Le sang du bonheurOù les histoires vivent. Découvrez maintenant