GIAN
Agacé par le brouhaha ambiant et le tintement des couverts en argent, je tapote nerveusement mes doigts sur le rebord de la table. A mes côtés, la plus jeune des filles de Marco Bellini tente de me faire du charme depuis une bonne heure et ne comprend pas que mon manque d'enthousiasme ne relève pas d'une pudeur respectueuse mais d'un profond ennui méprisant.
Pour la énième fois, mes yeux balaient la pièce à la recherche, vaine, de Lev. Certes, son absence n'a rien de surprenant – je ne m'attendais pas à ce que le vieux Marco l'invite à sa table – mais elle m'inquiète tout de même. J'ai bien vu la haine et le mépris dans les yeux de l'ancien chef de clan, et je crains qu'il ne l'ait extériorisée sur mon associé aussitôt après que je sois parti.
Je ne pouvais rien faire, ce n'est pas comme si je pouvais crier haut et fort mon attachement envers Lev et refuser que l'on soit séparé. Même si c'est exactement ce que j'aurais aimé faire.
Je me doute que mon associé n'a rien fait d'idiot - les Bellini ne se seraient pas gênés pour me le faire payer – mais ce constat m'effraie presque davantage. Ce n'est pas dans les habitudes de cet imbécile de se laisser calmement marcher dessus et de s'incliner face aux puissants. Bordel, cette situation commence vraiment à me prendre la tête.
Prétextant d'aller aux toilettes et profitant de l'ambiance festive qui accapare l'attention de tous les convives, je me lève et m'éclipse de la pièce bruyante.
Le calme du couloir me procure un bien fou et je m'autorise enfin à prendre une grande inspiration. Seul le bruit étouffé de mes béquilles s'appuyant sur la moquette brise le silence. Mes pas me mènent vers les jardins et je profite de la fraîcheur agréable de cette soirée d'avril. La résidence des Bellini a beau être bien moins luxueuse que la villa de Petrucci, les couloirs dorés et le grand jardin décoré de statues en marbre rappellent qu'il s'agit bien d'un clan mafieux.
La pleine lune diffuse une clarté impressionnante sur les arbustes bien taillés et les allées pavées. Je longue l'une d'entre elles, jurant intérieurement contre ce foutu plâtre et ces foutues béquilles qui m'empêchent de me déplacer comme bon me semble.
Soudain, tout mon corps tressaille et je m'arrête brutalement, foudroyé. Ma peau se met à picoter étrangement et, sans réellement réfléchir à ce que je fais, je tourne à gauche en direction de l'immense fontaine qui trône au fond du jardin. Alors que je ne suis plus qu'à quelques mètres, je la vois, cette petite silhouette encapuchonnée tapie dans l'ombre, quasiment impossible à repérer même si l'on passe à ses côtés. Seule l'extrémité rougeoyante de sa cigarette trahit sa présence.
Je m'approche en silence et m'asseois sur le rebord du bassin. Pendant quelques secondes, j'observe les carpes colorées qui nagent paisiblement dans l'eau turquoise et laisse mes doigts effleurer la surface. La silhouette n'a pas bougé d'un pouce.
— Je pensais que tu serais parti, déclaré-je tranquillement.
Je consens enfin à relever la tête et attends une réponse de l'homme à mes côtés. Le dos appuyé contre un renfoncement de la fontaine et une jambe pendant dans le vide, ce dernier se contente de me fixer sans rien dire. L'obscurité me dissimule en grande partie son visage et je ne distingue pas ses iris glauques. Étrangement, alors que j'ai toujours cherché à les fuir, ne pas voir ses yeux m'agace.
— Ton pied, ça ira ?
Sa voix rauque m'arrache un frisson. Sans que je ne puisse l'expliquer, je sens une distance pesante entre nous deux, comme si une frontière invisible mais infranchissable s'était dressée entre nos deux corps.
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Les dents longues
Ficción GeneralParce qu'il est ambitieux, Gian Castelli décide de s'associer à Lev Shcherbakov, même si cela l'oblige à supporter un gamin violent et taciturne. Parce que Lev l'est tout autant, il accepte, même si cela revient à côtoyer un alpha arrogant et impito...