13. Case départ

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LEV


J'ai à peine le temps de mettre le pied dehors que la porte claque sèchement derrière moi. Mes yeux fatigués se perdent entre les arbres qui longent solennellement l'allée menant à la sortie du domaine et je baille à m'en décrocher la mâchoire.

Je descends les escaliers en marbre avec nonchalance et porte la main à mon cou pour arracher le pansement qui me tire la peau. Là où je vais, je n'en aurai pas besoin.

L'air est encore frais, mais le soleil réchauffe ma peau et je m'arrête quelques secondes pour savourer cette sensation. Bordel, qu'est-ce que ça fait du bien de sortir de cette putain de chambre ! Si ça n'avait tenu qu'à Gian, ce connard m'aurait encore gardé plusieurs jours alité, histoire d'être certain que je me sois bien rétabli. Quelques regards glaciaux et un couteau pointé vers son cœur ont fini par avoir raison de lui. Encore une minute de plus et je faisais un massacre. Si cet enculé est si concerné par ma santé, il aurait dû songer en premier lieu à ne pas me loger une balle dans le cou.

Au fur et à mesure que je descends des quartiers riches, je frissonne de bien-être en retrouvant ce sentiment inégalable de liberté. Le vent sur ma peau, les graviers sous mes chaussures, les odeurs de cuisine et les cris des marchands ; tout m'avait manqué. Gian avait beau avoir insisté sur le fait que j'étais libre de mes mouvements, je me sentais enfermé dans une putain de cage dorée avec tous ces domestiques qui me saluaient et ces plats qui venaient à moi sans que je le demande. J'aime la richesse, mais j'aime encore mieux mon indépendance.

Je sens les bas-fonds avant même de les voir. Je la repérerai à des dizaines de kilomètres cette terrible odeur particulière, ce mélange de terre, d'ordures et de sang frais, ces relents de pisse qui semblent incrustés aux murs, ces émanations fétides qui portent en elles toute l'horreur et la décadence qui caractérisent les hommes et femmes qui croupissent dans ces rues.

A chaque fois que je reviens ici, j'ai l'impression de plonger au cœur de la nuit, une nuit interminable qui s'amuse à éteindre toute lueur d'espoir chez les gens qu'elle abrite, une nuit glaciale qui gèle les cœurs et les craquelle, une nuit lourde et menaçante qui dissimule les péchés et les alimente, une nuit effroyable qui prend plaisir à laisser les humains s'entre-tuer, qui protège en son sein toutes les atrocités que ces derniers sont capables de s'infliger et qui ne cesse d'en imaginer des pires.

Ici, le soleil n'existe pas, ou très peu. Quand j'étais gamin, on me disait que c'était parce que les gens des bas-fonds n'ont pas le droit de se réchauffer le cœur ni d'aspirer à une autre vie que celle ignoble et méprisable à laquelle ils sont voués dans ces ruelles crasseuses. Pour survivre, il faut accepter la souffrance, l'endurer et la surmonter. Alors seulement on parvient à ne pas perdre la tête. Ou du moins pas tout à fait. La lumière est mauvaise : elle apporte des sourires, de l'apaisement et de l'espoir ; soit autant de choses qui ne peuvent que vous fracasser au sol ici-bas.

La première chose qui m'a choqué lorsque Gian m'a extirpé de ce monde sépulcral et m'a forcé à exposer mon visage à la lumière aveuglante du jour, c'est cette omniprésence de clarté et de brillance dans son univers. Avec lui, tout n'est que paillettes et cristal, les lueurs s'entrechoquent entre elles au point d'endommager mes yeux habitués à l'obscurité. Tout, de ses couverts en argent à son flingue rutilant, tout brille chez lui, au point que j'en suis venu à me demander si je cotoyais un homme ou une putain de boule à facettes. Bordel, nous sommes si différents...

A l'instant où je pénètre dans les bas-fonds, les ténèbres m'engloutissent avidement, comme un mets délicieux dont elles auraient rêvé depuis longtemps. Il ne faut que quelques secondes à mes pupilles pour se dilater à l'extrême et se réadapter à la pénombre. Je rabats ma capuche sur ma tête et plonge mes mains dans mes poches, caressant de la droite la lame glacée du canif qui ne me quitte jamais. Mon corps tout entier retrouve ses vieux réflexes : je rase les murs par habitude, restant le plus possible dans l'ombre, tous mes sens se mettent en alerte et je sens mes épaules se contracter dans l'attente d'un éventuel danger.

Les dents longuesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant