GIAN
Pour la énième fois, je contemple le reflet aveuglant que crée le soleil sur mon tableau de bord et grince des dents sans pouvoir m'en empêcher. Je me force à tourner le regard vers le long mur bordé de sapins et crispe un peu plus mes mains sur le volant.
Allez. Je peux le faire.
Une seconde, je croise mon reflet dans le rétroviseur et retiens une grimace en voyant la cicatrice qui déchire ma joue du coin de mes lèvres jusqu'à ma pommette. Bordel, je ressemble à un clown triste.
Poussant un profond soupir, je frappe du poing contre le volant et ouvre la portière d'un coup. Il faut que je profite de ce sursaut de courage avant qu'il ne s'évanouisse comme les précédents.
Mes pas crissent sur le gravier qui recouvre l'allée menant au cimetière. Le grillage pousse un hurlement sinistre lorsque je le tire vers moi et je réprime le frisson qui cherche à se frayer un chemin le long de mon dos.
Personne n'est sur place à cette heure-ci. Le soleil vient à peine de se lever et seuls quelques oiseaux chantent autour de moi.
Mon cœur bat de plus en plus fort et mes mains se mettent à trembler tandis que je m'avance vers lui. J'ai demandé à ce qu'ils le mettent dans un endroit isolé, paisible, loin des gens qu'il abhorrait tellement.
Mes pieds s'arrêtent devant une petite stèle en marbre noire, parfaitement propre et pourtant dénuée de tout artifice. Je déglutis difficilement.
— Salut Lev, désolé de ne pas être venu plus tôt... Je crois que je n'étais pas prêt... Pas prêt à accepter ta mort, pas prêt à accepter une vie où tu ne serais pas là. Et surtout, je n'étais pas prêt à accepter le fait que ton corps soit en train de pourrir juste là, sous mes pieds...
Je marque une pause. Ma gorge nouée rend douloureux chaque mot qui s'en échappe.
— J'ai l'impression d'être dans un conte pour enfants. Tu sais, ce genre d'histoire manichéenne où le méchant n'a aucune chance de rédemption et se fait punir pour ses méfaits à la fin ? J'ai l'impression que c'est moi. Et la morale de l'histoire, ce serait un truc bateau du genre « à viser toujours plus haut, on en oublie ce qu'on a de plus beau ».
Je ricane et secoue la tête devant tant d'absurdités.
— Tu peux te foutre de moi mais c'est une phrase qui a résonné pendant des mois dans ma tête. Comme une sentence accusatrice qui me rappelait toutes les minutes à quel point j'ai échoué, à quel point je n'ai pas su te protéger...
Une nouvelle fois, ma voix se brise et mon cœur se fissure. Même après ces longs mois, les blessures qui le strient n'ont pas réussi à complètement cicatriser ; la chair reste à vif, la souffrance aussi.
— Tu veux savoir le comble ? Deux semaines après ta mort, on m'a diagnostiqué un syndrome de stress post-traumatique... A moi ! Moi, le gars qui a buté et vu crever des centaines de personnes, qui a toujours côtoyé la mort et qui s'y est tellement habitué qu'elle lui semblait constitutive de la vie... Faut croire que j'ai pas supporté la tienne. Et je la supporte toujours pas Lev... Chaque jour elle se rappelle à moi comme une insulte, comme la plus terrible et douloureuse des insultes. Tu me manques, atrocement, au point que j'ai l'impression que ça m'écorche le cœur. Au début, ça a surtout été un manque physique : je te cherchais dans le lit, je désirais la chaleur de ton corps, je voulais enserrer ta main de la mienne, humer ton odeur, te faire l'amour, te serrer dans mes bras suffisamment fort pour que tu ne puisses plus jamais me quitter. C'était un manque si sensible que je le ressentais à chaque instant de ma vie ; mon corps entier te réclamait. Je me rappelle que ma peau picotait sans cesse, comme si elle recherchait le contact de la tienne mais ne rencontrait que celui, cruel, de l'air. Tu n'imagines pas le nombre de fois où je me suis réveillé en sursaut, persuadé de te tenir dans mes bras, avant de réaliser que j'étais seul, sans toi, sans plus jamais toi... Ça a été particulièrement éprouvant les premières semaines parce que la villa entière sentait encore ton odeur. J'avais l'impression que tu pouvais débarquer dans mon bureau à tout moment, te moquant de mon attitude arrogante ou me souriant avec envie. Chaque pièce, chaque objet était imprégné de ta présence. Et ça m'a déchiré le cœur.
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Les dents longues
General FictionParce qu'il est ambitieux, Gian Castelli décide de s'associer à Lev Shcherbakov, même si cela l'oblige à supporter un gamin violent et taciturne. Parce que Lev l'est tout autant, il accepte, même si cela revient à côtoyer un alpha arrogant et impito...