CHAPITRE 4 - Saïd

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SAÏD

Une semaine plus tard

Samedi 3 septembre 2022
Hyères, France


   Seul, face au grand miroir mural de ma chambre d'hôtel, je me débats tant bien que mal avec le nœud de ma cravate. Voilà bien longtemps que je n'avais pas enfilé de costard. C'est à peine si je parviens à me remémorer la dernière fois que mon corps s'est retrouvé coincé dans un tel costume, aussi inconfortable que cliché. C'était il y a quelques années de cela, mais ce soir-là, ce n'était pas la tenue qui me dérangeait. À vrai dire, ma tenue était le cadet de mes soucis.

   J'obtiens finalement un nœud à peu près potable et le resserre autour de mon cou, rendant l'ensemble encore plus insupportable.

   Et dire que je vais devoir passer toute la journée dans cet accoutrement ridicule. Toujours face au miroir, je passe en revue ma chemise blanche, veillant à ce que chaque bouton soit bien appairé avec le trou qui lui correspond. Ces boutons sont un peu comme moi il y a quelques années : bien à leur place, jamais dans le mauvais trou.

   Je me fais rire à cette pensée. Un rire amer, empreint de dégoût et de haine.

   Me voilà donc planté devant ce fichu miroir, habillé d'une chemise blanche, d'une cravate et de chaussettes noires. Il serait peut-être temps que j'enfile quelque chose en bas. Mon visage se fend d'une grimace rien qu'à l'idée de porter ce pantalon serré.

   J'aurais préféré ne plus jamais avoir à me plier aux règles, aux traditions et à ce que tout le monde attend de moi, mais ce mariage est important. Surtout pour le marié et sa famille. Je dois faire un effort. Je ne suis pas encore bien certain des raisons qui m'ont poussé à venir aujourd'hui, mais une chose est sûre : je ne suis pas là pour tout gâcher.

   J'enfile finalement mon caleçon et retiens mon souffle lorsque vient le tour du pantalon. Une fois la braguette remontée, je m'autorise enfin à respirer pour glisser la ceinture noire autour de ma taille avant de la serrer fermement. Quitte à souffrir, autant le faire correctement.

   Je passe ensuite ma veste de costume noire, parfaitement taillée pour moi. Au début, je pensais porter mon ancienne veste, mais il se trouve qu'en cinq ans ma carrure a pas mal évolué. Plutôt mince à l'époque, ma masse musculaire s'est fortement développée ces dernières années sans que je ne m'en aperçoive réellement. Comme si mon corps avait naturellement cherché à s'émanciper de tout ce qui le retenait autrefois prisonnier.

   Ça y est, me voilà fin prêt. Ne manquent plus que les chaussures pour un maximum d'inconfort et je pourrai quitter cet hôtel. Je lance un dernier coup d'œil dans le miroir et observe un instant mes cheveux noirs, coupés courts sur le haut de ma tête. Il n'y a pas que ma carrure qui a changé ces dernières années.

   Mes yeux marrons — plus sombres que d'ordinaire — me fixent froidement. Les magnifiques boucles brunes autrefois posées sur mon crâne ne sont plus là depuis longtemps et je me demande ce que les autres vont en penser.

   Après avoir pris une grande inspiration, je quitte ma chambre et rejoins le parking de l'hôtel où m'attend mon 4x4 Mercedes de location. Je m'installe rapidement derrière le volant et allume le contact afin d'activer la climatisation. La chaleur m'est insupportable depuis quelques jours. Je ne saurais dire s'il s'agit du fait que je ne suis pas venu dans le sud de la France depuis trop longtemps, ou bien si c'est l'événement auquel je me prépare depuis plusieurs jours qui commence peu à peu à m'étouffer.

   Lorsque j'ai quitté Londres deux jours plus tôt, le ciel était gris et le thermomètre ne dépassait pas les 20 °C. Me voilà maintenant assis derrière le volant de cette voiture de location, roulant à droite de la route pour la première fois depuis plus de quatre ans. Si mon groupe savait pourquoi j'ai dû les abandonner en plein milieu de notre tournée, ils n'en reviendraient pas. Avec tout ce que j'ai pu leur raconter sur mon passé, comment pourraient-ils croire que je vais réellement assister à ce mariage ?

   Au fil des années, les journées à parcourir les routes deviennent longues et l'on commence à se confier. Bien sûr, ils ignorent encore bien des choses sur moi, mais ils connaissent quand même les grandes lignes. C'était plus simple pour moi de leur expliquer ce que j'ai vécu, afin d'éviter que ça se reproduise avec eux, seulement j'ai gardé les détails pour moi. Je n'avais pas envie de remuer le passé de toute façon. Avec le temps, évoquer tous ces souvenirs ne provoquait plus grand-chose en moi, pourtant me voilà de retour.

   Je transpire déjà à grosses gouttes dans mon costume trop serré à mon goût, bien que la climatisation soit poussée à son maximum. Je pense que c'est ce mariage qui me rend nerveux, rien à voir avec les températures. Pourquoi tout ça me rend si nerveux ? Ce n'est que l'histoire de quelques heures. Je viens juste vérifier que tout ça est bien réel, pour pouvoir mettre un point final à cette partie de ma vie une bonne fois pour toutes. Ensuite, je pourrai rejoindre mes musiciens et poursuivre ma tournée, là où est ma place.

   J'inspire profondément à mesure que la route défile lentement. La mer se laisse apercevoir çà et là. Il ne me reste plus que dix minutes de trajet jusqu'à la mairie et malgré mes inspirations contrôlées, mon cœur ne cesse d'accélérer.

   Le silence dans l'habitacle est tel que je pourrai presque l'entendre battre. J'appuie aussitôt sur le bouton de la radio, dans l'espoir qu'elle me distraira un peu sur la fin du trajet. Le présentateur de la radio locale annonce le prochain titre qui ne me dit rien du tout. Je le laisse poursuivre, car au moins je peux me concentrer sur autre chose que les battements de mon cœur.

   Je ne connais pas la chanson qui sort des enceintes et elle ne m'inspire pas plus que ça, mais ça me permet de découvrir ce qu'il se fait en termes de musique. Ces dernières années, je n'ai plus du tout écouté ce qui est sorti en France. Il faut croire que je n'avais plus du tout envie de penser à tout ça.

   Le présentateur reprend l'antenne et annonce que la prochaine chanson sera plus ancienne. Peut-être qu'elle sera assez ancienne pour que je la connaisse. Les premières notes de guitare emplissent l'habitacle et aussitôt, les battements de mon cœur ralentissent, s'arrêtant presque.

   Je fixe l'écran de la voiture et le nom de la chanson défile lentement sous mes yeux. Je n'ai pas eu besoin de ça pour la reconnaître, mais ça me paraissait tellement impossible. Mes yeux se reportent sur la route juste avant que le nom du groupe apparaisse sur l'écran.

   Quelles étaient les chances ? Les souvenirs se font plus vifs désormais, comme s'ils n'appartenaient plus à une vie antérieure. Ils sont limpides et ramènent avec eux toutes les émotions et les sensations depuis trop longtemps enfouies.

   La batterie résonne fort et chaque note de guitare me transperce, frappant mon cœur de plein fouet. Des images me reviennent, limpides, de ce jour où cette chanson a changé ma vie et celle de trois autres personnes, tandis qu'une voix que je connais bien entame le premier couplet qui sort des enceintes.

Met you for the first time
Standing there like the moon on a bright night
Staying up laughing until we ignite
And then we wrote our first line

   Le nom du groupe est désormais affiché sur l'écran en lettres capitales : NAMELESS.

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LE JOUR OÙ LES ÉTOILES ONT CESSÉ DE BRILLEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant