CHAPITRE 21 - Loup

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LOUP


Lundi 17 juillet 2017
Las Vegas, États-Unis


   Je marche rapidement derrière mon père, le supplie de s'arrêter pour qu'on discute. Mon cœur bat la chamade, sur le point de rompre, comme quand on sait qu'on a fait une bêtise et qu'on va payer cher pour ça. Sauf que cette fois, la bêtise, elle ne vient pas de moi. Je lui assure que je n'étais au courant de rien, que je ne sais pas ce qu'il a pris à Saïd de faire ça, mais il continue d'avancer sans se retourner.

   — Monte dans la voiture, m'ordonne-t-il.

   Je m'exécute. Le cerveau embrumé, je laisse mon regard se perdre à travers la fenêtre, dans le noir de la nuit à mesure que notre voiture roule vers une destination qui m'est encore inconnue. Je n'ai même pas eu le temps d'apercevoir ma sœur ou ma mère.

   Les images de Saïd sur scène — clamant mon prénom dans son micro — ne cessent de défiler sur ma rétine. Qu'est-ce qui lui a pris de faire une chose pareille ? Je repense à ce tout petit instant où il m'a saisi par la taille pour m'attirer à l'écart de l'équipe, juste avant qu'on monte sur scène. Quand il m'a dit qu'il avait une surprise pour moi ce soir et que j'ai pensé bêtement qu'il parlait de l'après-concert, dans le bus, juste entre lui et moi.

   Pour une surprise, c'en était une. Mais on n'était pas que tous les deux et ce n'était pas vraiment la surprise à laquelle je m'attendais. Surtout quand on voit comment elle s'est terminée. La scène plongée dans le noir, lui soulevé par mon père dans les coulisses, et moi, abasourdi, incapable de dire quoi que ce soit ni même de le regarder dans les yeux.

   Je pensais qu'avec les mises en garde de Drew et l'arrivée fracassante de mon père, il aurait fini par comprendre. Il faut croire que non. Encore une fois, il n'en a fait qu'à sa tête et voilà où ça nous mène. Le pire dans tout ça, c'est que je n'arrive même pas à lui en vouloir. J'en suis incapable, c'est plus fort que moi.

   Je devrais lui en vouloir pourtant, d'avoir mis en danger le peu de ce qu'il nous restait. Certes, la situation était loin d'être idéale, on a connu mieux, mais on était toujours deux. Maintenant, qui sait ce qu'il va advenir de notre amitié ? De Nameless ?

   À cette pensée, je regrette de ne pas avoir pris le temps de lui dire au revoir, parce que je ne sais pas quand je le reverrai. Si mon père me laisse le revoir un jour...

   Je n'ai même pas pu récupérer mon téléphone dans les loges. C'est peut-être mieux ainsi. J'ai peut-être une chance de raisonner mon père, de le convaincre que je ne suis pas... enfin, qu'on est pas... enfin, je sais pas. Comment mettre des mots sur quelque chose qui n'est pas palpable, qui ne s'exprime pas, mais se ressent ? Ce que je ressens ne me définit pas, mais ça, mon père n'est pas en capacité de le comprendre.

   Lui aussi regarde par la fenêtre, entre deux périodes intenses sur son téléphone, à taper frénétiquement sur son écran. Il vient d'arrêter un concert avant sa fin et toute l'équipe se retrouve en difficulté en ce moment même. Je n'imagine pas ce que doivent vivre Drew et Mina. Et Alban et Sofia... j'ai à peine pensé à eux, pris dans cette histoire qui ne les concerne pas.

   La voiture s'arrête enfin dans une allée de garage. Mon père descend et j'en fais autant. Devant nous, une villa s'étend sur plusieurs étages. On vient d'arriver dans le lieu que mon père a loué pour sa venue. Il y en a au moins un qui vit bien.

   Ma mère nous ouvre la porte et Salomé apparaît derrière elle. Elles ont dû arriver un peu avant nous et à en juger par leurs expressions, personne ne leur a expliqué ce qu'il s'est passé. On se réunit dans le salon et la scène est assez étrange à vivre. C'est la première fois depuis près de deux ans que notre famille se retrouve réunie dans une même pièce, sans personne autour. Juste nous quatre. Non, ça fait bien plus de deux ans, car entre mes allers-retours à l'internat et le travail de mon père, les moments à quatre étaient rares pendant mon enfance et mon adolescence. En y réfléchissant bien, je n'arrive pas à visualiser quand cette scène s'est produite pour la dernière fois.

   Je ne reconnais pas cette famille. Ce n'est pas ma famille, celle avec laquelle je me sens bien et en confiance. Ma famille est restée derrière moi dans les coulisses de cette salle de concert à Las Vegas.

   Salomé a tellement grandi. C'est une jeune femme maintenant, avec des formes que je ne lui avais jamais vues et des cheveux longs qu'elle portait toujours en queue de cheval. Avant.

   Ma mère se tient à côté d'elle, son éternel air inquiet sur le visage. Sa pureté et sa douceur n'ont jamais réussi à prendre le dessus sur cette inquiétude permanente. C'est peut-être ça qui l'a toujours empêchée d'être la mère qu'elle aurait aimé être avec moi. Cette barrière protectrice la retient en ce moment même de me serrer de toutes ses forces dans ses bras.

   Ça fait bien longtemps que j'ai arrêté d'espérer qu'elle me serre contre elle, mais ce soir, à travers son regard, j'ai perçu une petite lueur et j'y ai presque cru.

   Mon père m'ordonne d'aller me coucher et je ne me fais pas prier. Salomé m'accompagne à l'étage pour me montrer l'une des nombreuses chambres vides de la villa et je me laisse tomber sur le lit king size. Salomé referme la porte derrière elle et s'allonge à côté de moi.

   — Il s'est fait plaisir sur la villa, je souffle.

   — Il a dit que c'est Nameless qui paye.

   — Ben voyons...

   — Ça va ? me demande-t-elle.

   Je secoue la tête. Elle veut que je lui explique ce qu'il s'est passé, mais je ne suis pas sûr d'avoir bien compris moi-même. Je tente de lui expliquer du mieux que je peux et on réfléchit à ce qu'il va bien pouvoir nous arriver.

  — Pourquoi papa vous laisse pas vous aimer, Saïd et toi ?

   Je la regarde, surpris.

   — Bah quoi ? On a beaucoup parlé avec Leïla.

   — Papa n'aime pas que les gens sortent des cases.

   — Et vous êtes censés vous trouver dans quelle case ?

   Cette question me fait réfléchir. Je n'y avais jamais vraiment pensé auparavant.

   — La case : ne dois pas embrasser son ami qui est aussi un garçon. Je suppose.

   Elle secoue la tête.

   — C'est débile, lance-t-elle.

   — Je sais.

   — Si vous vous embrassez, ça veut dire que vous sortez
ensemble ?

   — C'est ce que Leïla t'a dit ?

   — Pas vraiment. Elle savait pas trop. Mais elle m'a dit qu'elle avait toujours su qu'il y avait quelque chose entre nous.

   — Justement, c'est ça le problème. Il y a quelque chose entre nous, ça c'est sûr, mais je sais pas quoi.

   Elle se lève pour quitter la chambre, avant de se tourner vers moi une dernière fois.

   — Puisque de toute façon tu ne correspondras jamais aux cases dans lesquelles papa veut que tu sois, peut-être que Saïd et toi vous devriez créer votre propre case. Une case dans laquelle vous n'auriez pas besoin de savoir ce que c'est ce « quelque chose ».

   Je redresse la tête pour lui sourire. J'avais oublié à quel point son avis compte. J'aurais aimé qu'elle soit là plus souvent, pour m'éclairer quand les questions que je me pose prennent trop de place pour laisser entrer les réponses.

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LE JOUR OÙ LES ÉTOILES ONT CESSÉ DE BRILLEROù les histoires vivent. Découvrez maintenant