Chapitre 40 -Sacrifices

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Richa ouvrit subitement les paupières, en alerte. Elle voulut se redresser vivement mais la faiblesse dans ses bras et, surtout, la douleur fulgurante qui traversa son dos en se diffusant ensuite dans l'ensemble de son corps l'en empêchèrent. Son visage s'écrasa contre l'oreiller.
Incapable de faire autrement, elle resta allongée sur le ventre et regarda autour d'elle. Reconnaissant l'une des chambres du Cygne Noir, elle s'apaisa, comprenant qu'elle se trouvait en sécurité. Par ailleurs, elle sentait une épaisse matière recouvrir son dos et des bandages comprimaient sa poitrine, ce qui indiquait qu'on l'avait soignée. Elle n'avait donc plus rien à craindre dans l'immédiat.
Ils avaient réussi à s'enfuir du poste de la Flamme Blanche, cependant, Richa peinait à se souvenir de comment. Elle croyait revoir l'Homme Blanc aux traits asiatiques mais c'était imprécis dans son esprit.
Au moins, la tempête qui se déchainait en elle sous le coup de la douleur, de l'impuissance, de la stupeur et de l'incompréhension était légèrement retombée sans pour autant se taire complètement. Le vent ne cessait jamais de souffler dans son esprit.
Ce qu'il s'était passé dans les geôles du poste de la Flamme Blanche demeurait flou dans son esprit, ne se résumant qu'à un amoncèlement de bribes imprécises. Quelque chose lui apparaissait néanmoins avec une clarté parfaite de précision. Cela lui donnait envie d'enfoncer son visage dans l'oreiller pour hurler dedans.
Elle ne souhaitait pas y penser. D'ailleurs, elle avait toujours refusé d'y réfléchir, prétendant que ce n'était rien, que ses sentiments n'existaient pas. De toute manière, elle allait partir dès que ses blessures le lui permettraient. Elle n'avait plus rien à faire dans les parages et elle détestait être à Plainiore. La ville lui rappelait le massacre de sa famille humcréa.
Sa convalescence ne durerait probablement pas plus de quelques jours puis elle aurait dû pouvoir se déplacer à nouveau, même si ce serait probablement difficile. Jusqu'ici, elle aurait dû pouvoir supporter la façon dont sa poitrine chauffait.
A peine s'en assurait-elle mentalement qu'elle entendit la porte s'ouvrir dans un léger grincement. Son regard étant obstrué par les plis de l'oreiller et comme se redresser s'avérait impossible pour elle à cause de son état, elle ne put voir qui venait d'entrer et elle ne pouvait pas non plus changer de position pour vérifier de qui il s'agissait.
Le vieux plancher craqua sous des pas puis on s'installa sur le second lit de la pièce, le grincement du sommier et le froissement des draps le confirmèrent.
Quelqu'un soupira puis la voix de Yennaël vérifia après plusieurs secondes :

« Richa ? Tu es réveillée ?

Au timbre du jeune homme, Richa se retint de hurler et elle songea sérieusement à tenter de s'étouffer dans son oreiller. Alors qu'elle s'efforçait justement de se persuader que ces quelques jours nécessaires à sa guérison seraient plus simples à surmonter malgré ces révélations fracassantes, la situation s'appliquait à lui prouver le contraire.
N'obtenant pas de réponse, Yennaël se leva du lit qu'il occupait pour s'approcher de celui de Richa où il s'assit sur le bord du matelas. Vérifiant qu'elle était effectivement sortie de son inconscience, comme il le lui semblait, il écarta doucement quelques unes des longues mèches noires qui masquaient son visage aux traits encore tirés, révélant un œil qui se riva sur lui.
Yennaël ne put s'empêcher de sourire doucement, rassuré de la voir réveillée. Constater qu'elle ne demeurait pas sans connaissance à cause de ses blessures le soulageait grandement et lui donnait la sensation de retrouver ses forces, même si les soins d'Alerrin y étaient également pour beaucoup.
S'assurant qu'elle n'avait pas de fièvre, il posa sa paume contre son front qu'il découvrit frais.
Détachant sa main de son visage, il la glissa dans sa chevelure en s'enquérant :

- Comment te sens-tu ?
- Comme si un chat de la taille d'une voiture avait fait ses griffes sur mon dos. En plus, je dois avoir une tête affreuse.
- Ton maquillage a coulé, répondit Yennaël en plaisantant. Alerrin t'a soignée. Avec son onguent, tes blessures devraient commencer à cicatriser d'ici quelques jours mais tu devras néanmoins rester prudente.
- Oh oui, c'est tellement dans mon caractère d'être prudente, ça devrait être facile.
- Je suis soulagé que tu n'aies pas plus de séquelles et...et je suis tellement désolé... Ce qu'il s'est passé, ton dos, c'est de ma faute, entièrement.
- Ouais, c'est complètement de ta faute.
- Je...
- Si t'avais rien dit, cette tarée se serait pas acharné sur moi à ce point ! Les dégâts auraient été moins importants !
- Je suis...désolé... Donc, tu as... as-tu entendu ce que... Enfin... Ce que je veux dire c'est que, quoi que tu aies entendu, quoi que j'ai pu dire, ne t'attardes pas trop dessus, ça n'en vaut pas la peine, ça n'a pas vraiment d'importance. Oublie, s'il te plait. Ce sera plus simple ainsi.
- Tu te fous de moi ? S'emporta Richa avec véhémence malgré sa faiblesse et le vent cogna soudainement contre les carreaux de la fenêtre. T'es en train de me dire que j'ai eu le dos massacré et que j'en aurai des cicatrices toute ma vie parce que t'as dit à cette cinglée que tu m'aimais mais que je dois faire comme si de rien n'était ? C'est une putain de blague ! Tu sais quoi ? Au début, je voulais juste ignorer ça et effectivement faire comme si de rien n'était parce que j'avais pas envie de me prendre la tête avec ça et que je voulais pas y penser mais je suis plus d'accord maintenant !
- Mais que veux-tu que je te dise ? Que je suis désolé, encore une fois ?
- Tu te moques vraiment de moi. T'as lâché un truc énorme, un truc qu'on peut pas ignorer, un truc qui peut changer pas mal de choses pour nous deux et tu vas juste...l'oublier ? Mais c'est quoi ton problème, bordel ? Tu culpabilises de m'avoir utilisée sans avoir de sentiments pour moi et maintenant tu culpabilises d'en avoir, c'est ça ? Tu tournes pas rond, sérieusement !
- Tu ne comprends pas... Je voudrais... Je tiens à toi, sincèrement et profondément. J'avoue que, au départ, j'ai simplement vu la manière dont tu pouvais m'aider face à la Flamme Blanche en te manipulant, et je m'en veux pour ça. Je me déteste pour ça ! Ensuite, on peut dire que je me suis fait prendre à mon propre piège. Je ne sais pas exactement quand ou comment s'est arrivé mais j'ai commencé à chercher des prétextes pour que tu nous...que tu me rejoignes, je m'en rend compte maintenant. Je ne m'en étais pas réellement aperçu, pas consciemment du moins, je pensais maitriser la situation et mes sentiments. Je me trompais. Quand j'ai vu...ça, j'ai pas pu...c'est comme si quelque chose avait explosé en moi et ça m'a échappé sans que je n'y réfléchisse ou que je le comprenne. Ce n'était pas quelque chose que tu étais censée entendre, surtout dans de telles circonstances.
- Et pourquoi ? Pourquoi je devais pas entendre ça ? C'est quoi encore ta justification ? T'as toujours une bonne explication.
- Je ne suis pas convaincu qu'elle soit bonne et je pense que tu me giflerais si tu le pouvais...
- Je te giflerai par la pensée. Accouche, Yen.
- Je fais mon possible pour n'avoir que des forces, pour que rien ne puisse m'atteindre. Dans ma position, c'est primordial, mais toi, tu es ma faiblesse. C'est dangereux, pour moi, pour mon objectif et surtout pour toi. Tu l'as dit, c'est de ma faute. Les choses ne se seraient jamais passé comme ça si je n'avais pas échappé une telle chose. Maintenant que la Flamme Blanche connait cette faille, elle va chercher à l'exploiter au maximum. Tu es en danger avec moi, à cause de moi, et je ne peux pas l'accepter.
- Tu n'acceptes pas ? Et tu ne crois pas que j'ai mon mot à dire ? Tu vas juste décider comme ça sans te soucier de mon avis, c'est ça ?
- Je ne veux pas te mettre en danger.
- Que veux-tu qu'il m'arrive de plus ? Surtout que j'ai retenu la leçon maintenant. Les risques pour que quelque chose comme ça se reproduise sont presque inexistants. Et je peux me défendre, fais pas comme si j'étais une petite chose fragile que tu dois protéger !
- Tu ne comprends pas ! J'ai déjà aimé quelqu'un ! Je l'aimais depuis toujours et elle m'aimait aussi malgré tout ! Mais elle est morte, à cause de moi, de qui je suis et de ce que je suis ! Là-bas, j'ai cru que Blanche t'avais tuée et que j'allais encore devoir affronter cette épreuve mais je l'aurais pas supporté ! A la seule idée que...que... (Yennaël essuya rageusement ses yeux larmoyants sans parvenir à poursuivre).
- Yen... Je peux...y a pas de mots et j'ai jamais vécu quelque chose de pareil, pas que je m'en souvienne en tous cas, mais...moi aussi j'ai déjà aimé quelqu'un d'autre et cette personne...m'a trahie. Elle m'a dit que...j'étais un monstre. J'ai été trahie par la personne à qui j'ai tout donné...et toi...
- Je t'ai trahie aussi par la suite. Tout est clair comme ça et je ne crois pas qu'il y ait grand chose de plus à dire. De toute manière, la question ne se pose pas. Je refuse de te mettre en danger et je n'ai pas la place pour une relation du genre avec ma situation et mes objectifs.
- Ouais y a que ton plan suprême, tes ambitions de grand sauveur des Humcréas, qui importent. Tout ça parce que t'as un conflit avec ta famille et tes origines !
- Oui, c'est tout ce qui importe pour moi. C'est le sens que j'ai donné à ma vie. Peut-être que je suis tout aussi fou que mon tristement célèbre ancêtre et que je suis aussi dévoré d'ambitions mais que je les canalise autrement. Et moi aussi je voudrais posséder alors, oui, c'est uniquement là-dessus que je me concentre car c'est tout ce qui compte.
- Ça compte au point de tout sacrifier ?
- Oui ! Je suis prêt à tout sacrifier parce que c'est tout ce que j'ai ! J'y ai consacré ma vie et abandonner voudrait dire renier le sens que j'ai donné à mon existence ! Ça vaut la peine ! De toute manière, j'ai déjà tout sacrifié ! J'ai sacrifié la possibilité de mener une vie aussi tranquille que possible, j'ai sacrifié tellement de choses... Et j'ai accepté de n'être considéré par beaucoup que comme un salaud hypocrite et manipulateur sans cœur ! J'ai sacrifié l'éventualité d'une relation avec toi le jour-même où je t'ai rencontré ! J'ai sacrifié mon amour ! Alors il n'y a rien à attendre de moi de ce côté-là !
- Alors qu'est-ce que ça peut bien te faire que je me mette en danger en étant avec toi ? Sois logique.
- Parce que ça change réellement quelque chose pour toi ? Il me semble que la seule chose que je peux attendre de toi, c'est une émasculation en règles. Tu me détestes, non ? Ne me l'as-tu pas répété déjà ? Tu viens de le dire en plus, je t'ai trahie, comme cette personne. Je me suis servi de tes sentiments pour te manipuler et t'utiliser sans me soucier de ce que tu éprouvais. Comment pourrais-tu vouloir de moi ? Pour autre chose que m'arracher la chose, j'entends.
- Mais t'es complètement con ou quoi ? Ou alors tu le fais exprès ? A moins que tu sois vraiment un connard égocentrique qui se fout de ce que ressentent les autres, comme j'arrête pas de le dire ! Évidemment que je te déteste ! Tu te prends pour le sauveur de l'univers, tu m'as manipulée au pire moment de ma vie et tu te sers de moi, que ce soit pour combattre la Flamme Blanche ou t'envoyer en l'air ! Comment je pourrais ne pas te détester ? Et je me déteste moi aussi pour pas rester sur ces sentiments, parce que c'est ce que tu mériterais ! J'ai beau te haïr et me le répéter, je peux pas lutter ni repousser tous ces autres sentiments ! T'as pas remarqué que je venais à chaque fois que tu trouvais un de ces prétextes ? Pourquoi j'accours toujours à ton avis, espèce d'idiot ?
- Richa, je...
- C'est bon, casse-toi. Cette conversation m'a fatiguée et j'ai pas envie de la continuer. Mon dos me fait mal.

Le Souffle de Kaëv'ah - Tome 3 : La Piste du Sang-mêlé [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant