JOUEUR

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Un verre en entraînant un autre, nous voilà maintenant un peu trop alcoolisés sur la banquette d'un bar du septième arrondissement. Ça doit faire une heure que le serveur a élu domicile à notre table lorsqu'il ne prend pas les commandes. Normal, il a raison en disant que Sama et moi, on rigole plus à deux que tous les autres clients du bar réunis. On attire les gens qui ont envie de chaleur humaine, à croire. Même ceux qui jouent aux fléchettes complètement arrachés paraissent moins kiffer leur soirée que nous. Je ne sais ni comment on s'est retrouvé là ni comment on va rentrer, ni l'heure à laquelle je commence mercredi. Mais j'ai envie de profiter du moment plutôt que de penser à ma réalité de demain, alors je fais taire mes interrogations tout de suite.

Au début, j'ai voulu rester soft. J'ai pris un mojito passion, parce que j'aime les fruits exotiques. Mais finalement, vue que je n'ai pas su me défiler lorsque Cache-cou m'a défié, on a pris un mètre de shots. Puis ... on est reparti sur du whisky coca. Moi qui pensait seulement perdre un peu la notion du temps lorsque je suis avec lui, voilà que je perds également la notion de l'argent. Je vais gentiment laisser planer mon déni dans l'air en ne checkant pas mon appli bancaire dans les prochains jours, surtout au moment où mes paiements seront passés. Bonne idée. Je m'en tape cinq.

À la base, j'étais sur la chaise en face mais au fur et à mesure, j'en suis venue à le rejoindre sur la banquette. À cause des mecs des fléchettes, on ne s'entendait plus parler. Je les remercie dans le fond, je crois.

Le serveur est cool, un peu trop présent, mais cool. Je crois qu'il me drague légèrement. Je ne sais pas si c'est mon état aux antipodes de la sobriété qui me fait penser ça mais il m'offre un peu trop de verres ou de sourires à mon goût depuis le début de la soirée. C'est le traitement de faveur que je mérite pour avoir mis des paillettes sur mes joues. C'est flatteur, dans la mesure où j'interprète bien son comportement mais de vous à moi, si j'avais quelqu'un à pécho là tout de suite pour assouvir mes besoins charnelles ou satisfaire mon égo et ma confiance en moi, je préférerais le mec à ma droite. Et ce n'est pas dans mes plans non plus.

— j'vous ai jamais vu ici, c'est la première fois que tu viens ?

Ça, c'est marrant. Il emploie le vous mais au final, la question m'est posée à moi. Il évoque le mec quasi-mystère seulement pour la formalité. Et ce, depuis tout à l'heure.

— ouais la première fois qu'elle vient, me devance ce dernier

C'est lorsque je sens ma main, posée sur la table, se faire recouvrir par la sienne que je crois savoir ce qu'il fait depuis tout ce temps. Il la caresse avec son pouce, je me laisse faire. Il fixe le serveur avec un grand sourire.

Je regarde les yeux du serveur descendre jusqu'à nos mains et finalement remonter à hauteur des miens. Je n'y comprends pas grand chose alors c'est normal qu'il soit perdu aussi. Mais le peu que je comprenne me pousse à vouloir tuer l'emmerdeur à côté de moi. Il grille les chances que je ne comptais pas saisir.

J'enlève ma main parce que je l'ai laissé faire le guignol un peu trop longtemps, et frappe le dos de la sienne. Voilà que je regrette déjà mon geste. Je suis Kenza Farah, moi, pour vouloir qu'il prenne ma main et la serre fort de nouveau ?

Je perçois un fin sourire gagner les lèvres du mec au tablier mais ça n'arrive qu'à me dégoûter un peu. Il me drague vraiment au final. Je n'apprécie pas. J'aimerai penser que c'est un gros lourd mais nan, je ne déduis pas de mauvaises intentions dans son comportement pour autant.

Là, il est parti sur un monologue comme quoi les prix pour quitter Paname sont exorbitants pour les fêtes de fin d'année. Ce qui est exorbitant, selon moi, c'est le nombre de sourires ou regards trop appuyés que je fais à Cache-cou sans même me forcer. Depuis le début de la soirée. Ça passe naturellement, il est aussi pété que moi. Demain, je nierais s'il dit que je paraissais déstabilisée face à lui.

Filer à l'anglaiseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant