Chapitre 5 : Les retrouvailles (4/4)

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Flottant dans les airs, à quelques mètres du sol, la tête dans les étoiles, Falco observait son ancien frère d'armes, assoupi sous sa forme de grizzli non loin de l'imposant arbre qui servait de demeure à Mnyahabu.

Une légère brise fraiche lui léchait le visage, agitant tendrement ses cheveux débraillés, dont la lente mouvance ressemblait à s'y méprendre à celle d'une anémone dans une mer calme.

La déesse animale s'en était allée d'une longue balade, laissant le champ libre à Falco pour espérer enfin une discussion digne de ce nom avec Quantin.

Cependant, il s'attendait à trouver son ancien ami éveillé. Or, il ne savait pas comment engager la conversation avec un gros ours endormi. Il l'observait donc patiemment, dans l'attente d'une idée brillante. La réaction de Quantin un peu plus tôt dans la journée ne l'avait en rien étonné. Il se doutait que les sentiments que ressentait celui-ci à son encontre devaient être ambigus et mal définis.

Depuis son arrivée sur le territoire, Falco l'espionnait et ce qu'il avait perçu ne le rassurait guère. Il sentait la rancune qui émanait de lui, mais pas uniquement. Quantin éprouvait également de la peur. De la peur, non le concernant, mais pour sa femme et sa fille.

Falco était attristé par l'idée que son ami puisse l'envisager comme une menace. Mais pouvait-il lui en tenir rigueur ? Lors de la Grande Guerre, Quantin se trouvait aux premières loges de ses actes les plus empreints de folie. Il savait parfaitement ce dont Falco était capable. Après tout, le dieu de la Nuit avait été le premier dégouté et effrayé par ses propres actions, au point de s'isoler du reste du monde une fois les affrontements terminés. Par conséquent, il comprenait que son ami se débatte avec de nombreux conflits intérieurs. Cependant, jamais il n'aurait cru que cela l'impacterait à ce point. Falco constatait avec rancœur l'effet de sa venue sur l'état de santé mental et physique de Quantin. Ce dernier le vivait, de toute évidence, on ne peut plus mal. Ses ultimes nuits agitées et ses quelques entrevues avec Mnyahabu en témoignaient.

Sa réaction violente, un peu plus tôt dans la journée, ainsi, ne fut nullement une surprise. Il s'y attendait, même s'il espérait se tromper. La divinité avait toutefois été stupéfaite de voir Quantin toujours en possession des deux lames qu'il lui avait offertes il y a fort longtemps. Heureusement, il s'était montré trop lent. Ces armes, aussi banales qu'elles puissent paraître, avaient de quoi effrayer le plus téméraire des dieux.

Les interactions humaines se révélaient bien plus complexes qu'il ne se les rappelait. Vingt années à l'écart du monde portaient leurs fruits, même si certains avaient clairement pourri. Ses talents en matière de relations sociales en payaient le prix fort, et ses anciennes facilités s'étaient transformées en tares. Cela reviendra, je ne dois pas m'en faire, songea-t-il intérieurement.

Alors que Falco continuait de regarder son ami dormir, tout en réfléchissant à un moyen convenable de rentrer en contact avec lui, des grognements se firent entendre. L'instant d'après deux lions surgirent des fourrées d'herbes hautes.

Falco, plongé profondément dans ses pensées, ne les avait pas sentis venir. Cela l'irritait. Il fut un temps où jamais il ne se laissait surprendre. Tandis qu'il observait avec un agacement croissant les deux créatures en contrebas, Quantin se réveilla.

L'ours brun posa rapidement son regard sur les lions puis sur Falco. Après quelques secondes d'hébétement où chacune des parties se concentrait sur les réactions des autres, les deux félins changèrent abruptement d'apparence, et Quantin rugit :

— NON !

Les félins, dans un enchaînement à la vitesse remarquable, se transformèrent en deux hommes noirs armés, l'un d'une longue lance et l'autre d'un arc ; et tandis que le premier se propulsait d'un bond puissant vers Falco, le second décochait une flèche l'accompagnant dans son attaque.

Falco, tout d'abord étonné, réagit ensuite avec aisance et talent. Il évita le projectile, puis saisit d'une main la lance de son assaillant et de l'autre son cou. Sans perdre une seconde, il l'éjecta avec force et précision vers son compagnon. Celui-ci se fendit d'une agile roulade et la corde de son arme de jet trembla à nouveau. Falco attrapa sans aucun effort la flèche qui allait se loger effrontément entre ses deux yeux et fit de même avec les suivantes.

Pendant ce temps-là, Quantin assistait à la scène, immobile, comme pétrifié. Il ne savait que faire ou comment réagir, se contentant de regarder son ancien ami se mouvoir avec sérénité, son esprit replongeant inévitablement dans un tsunami de souvenirs, plus sanglants les uns que les autres.

Mais cette fois-ci, aucun sang ne coula.

Falco arriva en une fraction de seconde aux côtés du second assaillant, alors que ce dernier se préparait à effectuer un nouveau tir, il lui brisa le poignet qui tenait l'arc et lui assainit un rapide coup du plat de la main sur le front. L'archer tomba à la renverse, inconscient.

Son compagnon à la lance se relevait avec difficulté et, même privé de son arme, il n'hésita pas avant d'entamer une charge maladroite vers son adversaire. Falco ne laissa pas l'occasion au boiteux de réaliser deux pas. Il tendit son bras droit, agita avec subtilité les doigts, et le pauvre homme s'écroula lourdement au sol.

Le vainqueur de la brève confrontation se retourna lentement vers Quantin qui, entre temps, avait repris sa forme humaine. Il le regardait avec de gros yeux, sans savoir comment réagir, sa bouche frémissant de manière presque comique.

— Ne t'en fais pas Quant', je ne leur ai rien fait. Ils sont juste inconscients, le rassura Falco avec un sourire gêné.

Devant l'absence de réponse de son ancien compagnon d'armes, il se concentra à nouveau sur les deux hommes noirs. Falco agita sa main droite dans une série de mouvements simples, mais précis, et les métamorphes s'élevèrent dans les airs, avant de flotter avec lenteur vers les étranges branches distendues du baobab. Deux longues cordes apparurent du néant, comme fabriquées par la nuit, puis accrochèrent solidement les soldats à l'épais arbre ancestral. Leurs têtes pendaient nonchalamment dans le vide, les yeux clos.

Bon, pour ce qui est d'une prise de contact en douceur, on repassera, pensa avec fatalisme la divinité. Pourquoi rien ne se déroulait donc comme prévu ? Est-ce que la simplicité était devenue une option payante durant son absence ? Allez, Falco, ce n'est pas le moment de perdre pied ! Engage la conversation, s'ordonna-t-il.

— Je crois qu'il est enfin temps que l'on discute, qu'en dis-tu ?

Le Dieu de la Nuit venait de s'adresser à Quantin avec une voix qui se voulait rassurante, mais il devait en même temps lutter contre sa propre anxiété. La dernière chose qu'il souhaitait était de voir son ancien frère d'armes l'attaquer à nouveau à l'aide de ses poignards.

Après quelques secondes de silence, durant lesquelles les deux hommes s'observèrent mutuellement, Quantin se décida finalement à prendre la parole.

— Tu n'as pas tué tes assaillants. Où est donc passé le Falco que je connais ?

— Que tu connaissais, rectification. Énormément d'eau a coulé sous les ponts, mon ami...

— Je ne suis pas ton..., le coupa abruptement Quantin avant de se ressaisir, les poings serrés.

Falco lui répondit d'un regard des plus étranges, où brillait une incertitude croissante. Cette entrevue n'allait clairement pas se dérouler dans la plus poussée des cordialités. Les intonations de l'homme-ours laissaient présager une rancœur qui dépassait de très loin ce à quoi s'était attendue la divinité.

— Écoute, je comprends qu'après tout ce temps tu sois... hmmm... réticent à l'idée de discuter avec moi. Mais je t'en conjure, c'est important.

L'intéressé le toisa durement. Inspirant longuement, Quantin finit par desserrer les poings.

— Très bien Falco. Discutons.

L'Héritage des Ombres : La Fille de la NuitOù les histoires vivent. Découvrez maintenant