35. Dans un jet de vapeur

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"Fût-ce en mille éclats


Elle est toujours là -


La lune dans l'eau.
"

Haïku, Ueda Chôshû,
1852-1932

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(Deux semaines plus tôt, au petit matin)

« Allons dans ma chambre. », asséna Nadeshiko. « Il est tard. J'espère que ce boulet de Matsuko ira dormir avec son jumeau, on a pas besoin qu'elle traîne dans nos pattes. »

Avec une douceur qui ne transparaissait pas dans ses paroles et dont Emiko ne l'aurait jamais crue capable, sa cousine l'emmena hors de la salle où elle l'avait trouvée avec Furukawa, puis la guida dans les étages, leur faisant éviter les derniers invités et autres membres de la famille. D'un coup de baguette, elle dénoua les liens de sa robe et fit de même avec la lourde veste du kimono d'Emiko, tout en se penchant pour allumer une lampe à huile.

Emiko resta plantée au milieu de la pièce, les bras plaqués contre son ventre. Cela faisait depuis leur petite enfance qu'elle ne s'était pas déshabillée devant Nadeshiko. Certes, le pantalon et la fine tunique qu'elle portait en dessous étaient tout à fait décents, mais elle se sentit soudain... dépouillée de quelque chose. Sans un regard, sa cousine lui balança une couverture en direction du visage. Elle l'attrapa, un brin contrariée, mais s'en emmitoufla néanmoins avec reconnaissance.

Elle observa sa cousine s'assoir en tailleur devant sa coiffeuse pour soigneusement se démaquiller, puis dérouler mèche par mèche la coiffure compliquée qu'elle avait réalisée. Dans l'intervalle, un futon se déroula de lui-même hors d'un placard mural, se positionnant juste derrière Emiko, qui mit plusieurs secondes à décider de s'y installer, méfiante. Une telle gentillesse de la part de Nadeshiko cachait forcément quelque chose. Quand enfin sa cousine reposa son peigne en corne ouvragée sur le meuble, sa voix s'éleva de nouveau entre elles.

« Tu aurais mieux fait de te méfier de Furukawa, au lieu de me regarder comme ça.

— C'est toi qui dit ça ? Rappelle-moi quand s'accrocher comme une sangsue au bras d'un bon parti t'as un jour paru une mauvaise idée ? »

L'image de Furukawa en travers de la porte, juste après son retour par cheminée, lui revint douloureusement en tête. Avec un frisson, elle resserra la couverture sur elle et refusa de songer de nouveau à la suite, à ce qu'il s'était passé vingt minutes plus tôt. Mettre des mots dessus, ce serait revenu à admettre le fait qu'elle s'était laissée manipuler.

« On est pas obligées de se disputer comme d'ordinaire, reprit Nadeshiko. Tu peux me dire ce que Furukawa a fait, ou tu peux préférer te coucher et ne plus jamais le mentionner. Je respecterai ton choix. »

Elle était toujours assise face à la coiffeuse, les mains jointes sur le plateau de bois. Malgré elle, Emiko sentit sa colère refluer. Elle se passa une main sur le visage, ce qui acheva d'étaler les derniers restes de fond de teint pâle qui le recouvrait. Ses côtes se mouvaient sans entrave pour la première fois depuis des heures, pouvaient se déployer tout leur soûl, sans l'ombre de son grand-père ou d'un autre membre de la famille derrière elle.

« Je ne sais pas ce qu'il s'est passé. »

Elle repensa au déroulé de la soirée, du moment où Furukawa était venu la chercher au bord de la falaise jusqu'à ce que Nadeshiko l'extirpe de son piège. Cette dernière pivota vers elle, sans s'approcher. Elle haussa les épaules.

« Tu peux commencer par le début. »

Emiko enfonça ses doigts dans ses cheveux, au niveau des tempes, et appuya ses coudes sur ses genoux. Elle expliqua son malaise primaire quand Furukawa l'avait d'abord invitée à danser — danse dont avait été témoin sa cousine, elle-même au bras d'un autre jeune homme —, puis son besoin urgent de prendre l'air. Au moment d'évoquer sa discussion avec l'inspecteur, elle marqua une pause. Si elle en parlait, il allait être plus difficile de cacher son escapade dans le manoir de son oncle... elle s'inventa alors une promenade dans les jardins, puis réitéra son mensonge sur le châle de sa mère qu'elle était allée chercher dans son village, puis le fait que ses ancêtres maternels avaient demandé son attention.

Le Sourire du Corbeau (Mahoutokoro, tome 1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant