Chapitre 5 - Les voleurs de corps

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Édimbourg, 8 septembre 1865


Une lune rousse impose sa lumière à toute la ville ce soir-là. Alors que la plupart des habitants dorment déjà, et que d'autres meurent dans un caniveau, certains hommes profitent de la nuit pour avoir recours à des activités illégales. En effet, les corps utilisés pour la recherche en anatomie commençaient à se faire rares. Ainsi, on demande aux « voleurs de corps » de profaner des tombes afin de fournir les cadavres nécessaires, pour les étudiants en médecine.

Deux hommes sortent de l'ombre, tirant une charrette derrière eux, et s'avancent vers la sortie de la ville en direction de la fosse commune. Une simple lampe à pétrole éclaire leur chemin dans la pénombre.

- Faisons vite ! lance le premier profanateur. On risque de se faire repérer.

- Arrête de t'inquiéter ! Personne ne traîne ici la nuit !

Les deux hommes marchent environ cinq minutes, puis arrivent à la fosse commune. L'un d'eux descend tandis que l'autre tient la lampe à pétrole. Il n'y a pas à dire : l'odeur est insoutenable ! Le pied du premier profanateur s'enfonce dans un corps en décomposition, et un râle retentit dans toute la fosse.

- Fais chier... marmonne ce dernier.

- Dépêche-toi, qu'on en finisse ! répond son collègue à peine plus fort qu'un chuchotement.

- C'est bon, c'est bon !

Le voleur s'avance un peu plus, et tombe sur un corps fraîchement déposé là. Il retire le drap mortuaire, et jette un œil au défunt. Le malheureux venait de fêter ses vingt-trois ans, et le sang avait déjà quitté ses joues, leur donnant la couleur de la mort. Le profanateur fait signe à son collègue de progresser vers lui, en prenant soin à tendre la lampe à pétrole dans sa direction.

- Regarde celui-ci ! Il est encore frais !

- Tant mieux ! s'exclame le deuxième. On le met dans la charrette, on en prend deux autres, et on s'en va.

Une fois cela fait, les deux hommes reviennent sur le chemin de la ville. Ils préfèrent ne pas s'attarder en ce lieu, car on s'imagine beaucoup de choses en ce temps-là : des morts qui retournent à la vie, par exemple.

Les voleurs progressent vers les caves, là où personne ne peut les voir. Les gens les plus pauvres se trouvent de l'autre côté du pont, ainsi, les profanateurs ne risquent pas de se faire prendre. Ils descendent le plus profondément possible, là où se situent de nombreuses « étagères » vides. Une fois arrivé à destination, le premier voleur arrête la charrette et poussa un long soupir.

- Je me suis cassé le dos ! La prochaine fois, tu le feras !

Car oui, ce dernier est bien plus frêle que son collègue.

- Arrête de gueuler ! lance celui-ci. Ça résonne ici, figure-toi.

- Et alors ? Qui crois-tu que ça va réveiller ? Les morts ? se moque son collègue. Bon, on les met ici, le médecin viendra le chercher demain matin à l'aube ?

- Ouais. Bon, allez, dépêche.

Les deux hommes empilent les corps sur les étagères, en prenant soin de mettre le plus jeune au-dessus des autres. Il sera le premier à être transféré à l'école de médecine. Il fallait que le cadavre soit « frais », pour que les étudiants puissent assister à une meilleure observation des tissus.

- C'est bon, dit le premier en s'essuyant les mains sur son pantalon couvert de boue. On y va.

- J'espère que personne ne viendra ici avant demain, réplique le second.

- T'inquiète pas, ça ne risque pas. Même la police ne vient pas dans les souterrains.

Sur ces mots, les deux hommes remontent à la surface, en emmenant la charrette et la lampe à pétrole avec eux. Après quelques secondes, cette partie de la cave fut plongée dans l'obscurité la plus totale. Si ces voleurs avaient pris, ce serait-ce que quelques secondes pour écouter ce qui les entourait, ils auraient perçu la légère respiration provenant d'un des corps, et plus précisément celui du plus jeune des défunts. Aonghas Meinn...

***

Je me redresse subitement, poussant un hurlement à réveiller les morts qui résonne dans toutes les caves. Je tremble de tout mon être. Suis-je vivant ? Ou alors... suis-je devenu un non-mort, condamné à vivre dans les ténèbres des souterrains ? Non, c'est impossible... est-ce... un rêve ? ou alors suis-je en Enfer ?

Je pose mon regard sur mes mains d'une mortelle pâleur, tout comme doit l'être mon visage, et le reste de mon corps.

- Seigneur... Seigneur... marmonné-je, la respiration haletante en touchant mes joues, mon nez, puis mes paupières.

Que suis-je devenu ? Je me souviens que, dans mon enfance, certaines légendes étaient racontées par ma grand-mère. Elle me disait que certaines personnes devenaient des "vampires", à cause d'une mort prématurée, d'une maladie, d'un meurtre. Je remplissais les deux premières cases. Suis-je cette créature, désormais ? Et en ce qui concerne les autres, pourquoi ne sont-ils pas devenus comme moi ? Peut-être était-ce parce que j'avais une volonté de vivre qui m'était propre. On m'a rendu la vie, mais dans quel but ? Je ne cesse de me poser des questions sur mon nouvel état.

Mes doigts glissent sur mes lèvres, puis sur ma langue. Je sens quelque chose de particulièrement pointu dans ma bouche. Mon index touche une canine. J'eus un sursaut, tout en ayant un mouvement de recul. Mais merde ! C'est quoi ce truc ? Malheureusement, personne ne peut répondre à ma question. Je pousse un long soupir, tout en regardant autour de moi, transpirant. Je descends de l'étagère, en douceur, et essaye de me repérer. Je suis surpris lorsque je me rends compte que, pour moi, l'obscurité n'a plus de secret : j'y vois comme en plein jour. Je fronce les sourcils quand une odeur de sang parvient jusqu'à moi. Ma gorge est sèche, et je n'en comprends pas réellement la raison. Je me tourne vers les deux corps qui m'accompagnaient, et hume l'air de nouveau. Non, ce n'est pas eux. Alors, je parcours les caves, passant dans les allées les plus sombres, et les couloirs les plus étroits. Enfin, au deuxième niveau, non loin de la surface, je tombe sur une femme d'environ trente ans, les jambes écartées, la robe relevée sur le haut des cuisses, où des traces de sang marquent encore sa peau. Je m'arrête et me fige face à cette vision. La malheureuse porte sur moi un regard empli de tristesse, mais aussi de peur. J'ai comme l'impression que mes yeux se mettent à briller alors que je ne quitte pas cette femme du regard. Je peux entendre le cœur de cette dernière battre lentement. Je m'avance vers celle-ci, et me mets à son niveau. Mes prunelles parcourent le corps de la malheureuse, puis la regardent dans les yeux.

- Que vous est-il arrivé ?

La jeune femme tente d'articuler quelques mots, en vain. Je m'approche de cette dernière, en posant ma main sur son bas ventre, ensanglanté. Elle a été poignardée. Un coup fatal. La malheureuse se fige instantanément. Son cœur ne bat plus...

Lorsque je porte mon regard sur ses mains rougies, je sens que ma gorge me brûle encore plus. J'ai soif. Soif de sang. Elle devient incontrôlable. Il faut que je l'apaise, et il n'y a qu'une solution. Je me résous à placer mes paumes sur les joues de la défunte, désormais glaciales, avant de planter mes crocs dans la chair de son cou. Je m'abreuve de son fluide vital, jusqu'à la vider complètement de son sang. « Autant qu'elle serve à quelque chose », pensé-je. Je reste aux côtés de la défunte jusqu'aux premières lueurs de soleil, lui tenant la main, couverte d'hémoglobine. Je me redresse m'enfonçant dans les profondeurs des caves du South Bridge. C'est là que sera ma place, désormais. 

Rosa Atque Immortalis (AUTOEDITION)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant