Si cette question m'avait été posée autrement que ne l'avait fait Noé, c'est-à-dire avec autre chose dans la voix que cette curiosité calme et inquiète qui n'était propre qu'à lui et qu'à ce moment, j'étais certain que ma poitrine ne se serait fait l'abri d'aucune de ces agitations soulevées parfois par les mots des autres. Mais à cette manière exceptionnelle qu'il avait eu de demander « C'est comment quand tu cours ? », qui mélangeait une sorte d'innocence à un désir pressé de savoir la vérité, mon état intérieur connut le trouble et j'entrepris de l'analyser. J'aimais sonder ce qui passait sur mon âme. Tandis que mon caractère désinvolte laissait croire la plupart du temps que je ne savais pas penser, que je n'étais pas un être de réflexion et que la plupart des choses m'était invisible, j'écoulais de longs moments à détailler ce qui m'affectait et ce qui constituait l'univers autour de moi.
Le trouble qui m'avait parcouru n'était pas le haut-le-cœur commun du dégoût, parce qu'aucune acidité n'avait rempli ma poitrine. Ce n'était pas non plus la pulsion de l'imagination démesurée, celle qui emmène la pensée plus loin que la phrase, parce que ma réflexion n'avait pas été remuée dans ce sens. Je reconnaissais doucement que ce qui avait soulevé mon cœur n'était pas l'œuvre d'un sentiment envers moi-même, mais envers le garçon en face de moi ; c'était par sensibilité à lui, et non à moi. Le frisson, la chaleur, le soulèvement au cœur, tout cela obéissait à un maître que je me trouvai surpris d'abriter. C'était quelque chose qui se trouvait sous l'égide de la pitié. Quelque chose de piquant, désagréable, né de la question que je venais d'entendre, de la timidité soudaine du ton qui l'avait portée et de la naïveté qui en découlait.
Comme j'avais parlé un moment, j'avais la langue déliée et disposée à me servir. Parler m'avait en quelque sorte distrait de l'ennui et des petites douleurs sensorielles. J'avais dissous un peu de ma lassitude dans mon récit de tout à l'heure, alors il me semblait que j'étais un peu plus attentif et disposé à écouter.
— Tu veux dire que t'as jamais couru ?
— Bien sûr que si, répondit-il avec un petit rire comme si c'était évident. Tu es drôle, Ange. Je courais très bien avant ma maladie. Mais ça remonte, tu sais. La dernière fois que j'ai couru, j'avais onze ou douze ans. Probablement que l'amnésie de la préadolescence a dû passer sur ces souvenirs, parce que je ne m'en souviens plus.
— Ah.
J'entendis, très légèrement, le frottement du drap.
— C'est bête, hein, que je ne m'en souvienne plus, dit-il dans une sorte d'embarras triste. J'aimerais pourtant m'en souvenir. J'essaye des fois. Après tout, c'était il n'y a pas si longtemps que ça quand on y pense, et puis le souvenir est ancré dans la mémoire de mon corps, ce qui signifie qu'il pourrait ressurgir à tout moment par le biais de la mémoire involontaire. Quand les infirmières partent après l'examen du matin, en laissant la fenêtre grande ouverte parce qu'il faut aérer, quand il n'y a pas de soleil et peu de lumière, ça m'arrive de me redresser et de fermer les yeux très fort. Alors, ben, je laisse le vent me souffler dessus autant qu'il veut, pendant longtemps, même si j'ai froid, et je pense que je suis debout dehors. J'imagine que je me tiens sur mes pieds, je crois que j'arrive à me figurer ou me souvenir à peu près comment on se sent quand on est solidement debout sur ses pieds, alors j'imagine que je le suis, puis je soulève mes jambes dans ma tête, je les déploie ; et là, avec l'illusion du vent qui pleut sur moi, j'ai l'impression que je cours. Ça s'accélère autour de moi, tout défile vite, ça va vite, très vite, et c'est grâce à moi si tout va très vite, grâce à mes jambes ; cette vision m'enchante, j'ai mon ventre qui rigole et le sourire qui vient tout seul, et je pense que c'est cette euphorie qu'on ressent quand on court.
Quelle sorte d'expression pouvait bien modeler le visage de quelqu'un qui parle de courir sans se souvenir d'avoir couru ? Je posais la question à mon esprit, mais n'accordais aucune réponse à mes yeux.
![](https://img.wattpad.com/cover/344929340-288-k919547.jpg)
VOUS LISEZ
Ange et Noé
Teen Fiction« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...