Il y a des nuits où l'existence des autres pèse une tonne sur la mienne. Les voix de ceux que je connais remplissent ma tête et résonnent à l'intérieur, sans forcément être entrées au préalable par mes oreilles pendant le jour, mais en s'échappant de quelque chose d'inconnu en moi déjà présent depuis longtemps, comme si dans mon âme on avait simplement retiré un couvercle.
La nuit qui suivit l'après-midi fut l'une d'entre elles. Ce soir-là, ma conscience échappa si longtemps au sommeil que je crus ne jamais parvenir à m'endormir avant le matin. Mon esprit travaillait sans l'accord de ma volonté, lancé dans des divagations qui n'obéissaient à aucun maître, et par conséquent mes idées se dérobaient à mon autorité quand je voulais intervenir sur leur flux, me privant d'agir sur lui, me rejetant en tant qu'intervenant, pour finalement m'enfermer dans cette place étrange où l'on est observateur de soi-même.
J'avais regardé Noé. Cette unique scène se projetait en boucle sur l'écran de mes paupières. J'en revoyais des images ; la tête du lit relevée, Noé adossé à l'oreiller, la fenêtre derrière, la perfusion, des machines, les ombres, le soleil, tantôt timide ou perçant, la grande couverture, ses plis, le son d'une voix que je voyais sortir de son hôte pour la première fois ; je sentais aussi la température, l'odeur de la chambre, la dureté de ma chaise, puis avec tout cela je revoyais l'ensemble de la personne de Noé qui m'avait sourie, qui avait l'air fatigué, mais qui s'était tenue bien droite pour accueillir mon premier regard.
Si je recréais ainsi mentalement l'image de Noé avec l'extension de sa chambre, c'était parce que j'étais incapable de penser sa physionomie au milieu de rien. Je crois que cela nous le fait avec les personnes nouvellement entrées dans notre champ de vision. L'image précise de leur être n'est pas encore imprimée en nous, le dessin de leur apparence se dérobe rapidement aux yeux de notre mental peintre. Les traits que l'on essaie de reconstituer sont fugitifs, parce qu'ils ont été vus dans un espace de temps trop court pour le cerveau, et les couleurs sont inconstantes, troubles, donc nous reconstituons le nouveau visage vu avec l'appui du décor, qui comble les trous. Ainsi donc, l'ensemble de Noé me revenait, certaines impressions que j'avais eues en découvrant son visage aussi, mais quant aux détails et aux particularités physiques qui faisaient qu'il était lui et que je me rappelais pourtant avoir vues, elles continuaient à m'échapper. Mes tentatives de lui recréer ce trait ou cet autre trait-là dont je croyais me souvenir échouaient ; c'était comme si son portrait restait flou ou exposé loin de moi, et que je ne pouvais ni plisser les yeux, ni me rapprocher pour mieux voir.
Finalement, peut-être que je repensais davantage à ce que sa physionomie avait produite sur moi qu'à sa physionomie elle-même. Le souvenir du sentiment est plus naturel que celui de l'objet qui le produit, même si j'avais jadis songé l'inverse. En tout cas, à présent que la voix de Noé avait un visage, elle vivait en moi comme celles des autres. Noé avait un corps et son âme avait des yeux, sa singularité avait une peau et ses idées avaient un buste.
Noé était devenu Noé.
— Bonjour, Ange !
Je vins ce septième mercredi m'asseoir en regardant l'espace face à moi de tout mon saoul. Je revoyais ce que j'avais vu la semaine dernière, rien n'avait changé. Sa perfusion, son dos contre l'oreiller, les machines, ses mains croisées sur la couverture, la fenêtre, puis son air fatigué, mais éclairé.
— Ça va bien ? me dit ce visage qui s'éclairait de me voir. Je suis si content que tu n'aies pas oublié notre arrangement de la semaine dernière ! Ça m'a fait tout drôle dans la poitrine quand j'ai entendu les quatre frappements contre la porte. J'ai été si heureux de les entendre, je me suis dit tout de suite : « C'est bien le Ange de la semaine dernière qui est là, qui s'est souvenu de ce que Noé de la semaine dernière lui a dit, qui va entrer, avec qui je vais passer une nouvelle heure ».
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Ange et Noé
Ficção Adolescente« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...