Noé continuait de tenir le bout de mon sweat. J'acceptai de faire comme si son élan barrait le mien et je ne bougeai pas pour ne pas prendre le risque de faire un mouvement qui le brusquerait.
Pourtant, l'idée qui me vint en tête en premier fut qu'il avait sûrement cru qu'il aurait la force de m'arrêter. Je demeurai alors plein d'un étonnement blessant. Ce garçon d'hôpital de dix-sept ans, ce détenu des médecins, cet intérieur délabré, cet organisme trop fragile pour supporter le vent du monde, venait-il d'avoir eu l'illusion qu'il arrêterait le corps d'un athlète orgueilleux ? Il était vrai que je ne savais pas vraiment pourquoi Noé était hospitalisé à plein temps, car je n'avais pas voulu savoir, et par là je ne pouvais pas dire dans quelle mesure exactement il n'aurait pas pu. Mais quoi qu'il en soit, j'étais sûr qu'avec une santé altérée comme la sienne, il n'aurait jamais pu me retenir.
Le désir de voir la main malade qui avait voulu me forcer à m'arrêter me prit aux tripes. Je me retournai, tête baissée, en maîtrisant chacun de mes mouvements pour ne voir que ce que je voulais voir. Il n'était question que de voir sa main, cette main. Quand je la vis, elle me lâcha. Elle accrocha le vide. Je la regardai, cette main blanche. Elle tremblait, comme si elle se demandait ce qu'elle avait fait. Mon regard la fit reculer. Je vis le bras qui la soutenait, nu à moitié, la manche pendant au coude. On aurait dit la plus frêle des branches d'un arbre qui se bat pour soutenir sa seule feuille.
Presque instinctivement, mes yeux trouvèrent appui sur le dos de son poignet. Autour, le bracelet bleu des patients pendait, légèrement trop large. Je pouvais lire son nom, son prénom et sa date d'anniversaire. Je retins celle-là presque sans le vouloir, car elle était de mon année de naissance et du mois d'avant le mien. Noé était né un sept juillet. Deux numéros de chance, sept et sept, qui l'avaient enfermé dans un corps plus que dans un monde.
Je pensai à quelque chose en voyant cela. Je réalisai qu'il n'avait peut-être pas voulu m'arrêter de lui-même depuis le début. J'étais debout et lui assis, j'avais l'avantage quoi qu'il arrivait. Je compris. Il avait cherché autre chose. En provoquant sur moi l'étrange combinaison de sa voix et de sa peau, il avait fait plus que de me demander simplement d'attendre : il m'avait obligé à m'arrêter de ma propre volonté, en mettant sa main sur moi comme un otage que je ne pouvais pas blesser sans conséquence. Noé finit par me poser sa question :
— On est quoi nous deux ?
Avant de répondre, je repris mon orientation vers la porte. Sa main tremblante et son bracelet bleu s'éternisaient dans mon crâne, je tentais de faire fondre ces images dans une nouvelle, celle de mon départ imminent.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Nous ne sommes pas amis, dit-il en mettant dans sa voix un sourire dont je n'identifiais pas l'émotion. Tu l'as dit la semaine dernière.
« Je ne suis pas ton pote », lui avais-je lancé en tirant ma capuche sur les yeux.
— Pourtant, on continue de se voir chaque semaine, à passer une heure ensemble et à parler. Qu'est-ce que cela fait de nous ? Des connaissances ? C'est trop bas. Des copains ? C'est trop haut. S'il te plaît, je veux savoir ce que tu en penses.
J'haussai les épaules.
— On n'a pas besoin de mettre un nom sur notre relation.
— Pourquoi ça ? demanda-t-il.
— Parce que toutes les relations n'ont pas besoin d'un nom, dis-je encore.
— Oui, murmura-t-il, mais si elles n'en ont pas, on est perdus.
Je maintenais le regard là où je l'avais posé. On était perdus depuis le début de toute façon. Il n'avait pas souhaité avoir telle maladie, être enfermé dans telle chambre d'hôpital pour me rencontrer. Je n'avais pas désiré être obligé de signer un contrat, venir dans telle chambre d'hôpital pour le rencontrer. Ni lui, ni moi n'avions voulu être dans les circonstances qui nous avaient amenés à nous connaître. Quel nom mettre sur une pareille relation ? Pour moi, il ne devait y en avoir aucun.
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Ange et Noé
Teen Fiction« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...