Dans quelle mesure l'étais-je ? J'écoutais la pluie. Je me demandais à quel point je pouvais dire qu'il était moi, ce « moi » qui était né, avait vécu et avait grandi dans la tête de Noé depuis le premier mercredi jusqu'à celui-ci. Je ne savais pas si je devais en parler à la première personne du singulier ou à la troisième. A quel point étais-je lié à l'« Ange » que Noé avait enfermé dans sa tête, qui demeurait moi sans être moi ?
J'ignorais qui j'étais. Je savais mieux qui j'étais pour les autres que qui j'étais pour moi-même. Pour le médecin, j'étais cet adolescent à problèmes qu'il voulait au fond de lui punir plus sévèrement que je ne l'étais déjà. Pour les deux filles qui m'avaient fait leur déclaration au début d'année, j'étais ce beau garçon un peu sombre qui réveillait des fantasmes. Pour les deux policiers qui m'avaient emmené au poste de police ce soir-là, j'étais un délinquant parmi tant d'autres. Pour Thomas qui me connaissait depuis la maternelle, j'étais ce garçon de son âge qui partageait sa passion pour le sport, à qui il ne parlait plus depuis longtemps, mais qui à force d'être là avait fini par s'attacher à son monde d'une manière ou d'une autre, et à devenir une sorte de repère, qui pouvait lui dire quand il me regardait : « tu vis la vie de Thomas ». Pour mes parents, j'étais un fils distant devenu imprévisible avec l'âge.
C'était plus facile de me voir à travers les yeux des autres. Quand je me regardais avec les miens, je ne voyais rien. Il n'y avait que du silence et du vide. Il fallait que j'emprunte ceux des autres pour dessiner les contours de mon existence et la voir apparaître au milieu des lignes. Je n'arrivais à m'imaginer qu'en empruntant les regards des autres, car j'étais incapable de me voir comme un « moi » entier, et pour être en capacité de me donner une forme je devais devenir un personnage extérieur à moi-même. Lequel de ces regards, ceux du médecin, des deux filles, des policiers, de Thomas, de mes parents, lequel d'entre eux était le plus juste ? Lequel rendait le mieux compte de mon existence ? Lequel de tous ces « moi » me ressemblait le plus et duquel d'entre eux j'étais le plus éloigné ? Au fond je n'en savais rien. J'étais celui qui me comprenait le moins. Le premier venu qui m'avait vu marcher dans la rue sous la pluie tout à l'heure me paraissait mieux me connaître que je ne me connaissais moi-même.
— Tu as froid, Ange ? me demanda soudain Noé. Je viens de penser que, mouillé comme il est, ton sweat ne sera peut-être pas sec tout à l'heure.
Je l'entendis réfléchir un moment à la musique de la pluie, avant de me demander avec une sorte d'excitation :
— Est-ce que tu veux prendre un gilet à moi dans la penderie ?
— Non merci, répondis-je.
— Hé hé, je me disais bien que tu me répondrais instantanément non, répondit-il sans se décourager, mais il ne faut surtout pas que tu te sentes embarrassé d'emprunter mes affaires, hein ? Ça me ferait vraiment très, très, mais alors très très plaisir ! Bon, ce serait peut-être trop petit pour toi, mais tu pourrais au moins avoir quelque chose sur ton dos comme ça. Oh, dis, tu préfèrerais peut-être un sweat ? J'en ai aussi, je crois, tu peux regarder, mais j'ai beaucoup plus de gilets, parce que j'aime beaucoup les gilets !
— Je m'en fiche.
— J'en ai des tas, des gilets, des plus beaux qu'utiles, des plus utiles que beaux, des plus chauds que froids, des avec des trous, des très chauds, des moyens chauds, des pas très chauds, des que je ne mets pas du tout, des que je ne mets pas assez... Des que j'oublie, des que je favorise, des que je ne mets que certains jours, des que je ne mets que certaines humeurs... Oh ! Maintenant que j'en parle, j'aurais envie de tous te les présenter un par un, pour que tu fasses le choix qui te convienne le mieux.
Ma place à tous ceux qui la veulent.
— J'ai pas froid, insistai-je.
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Ange et Noé
Novela Juvenil« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...