Noé connaissait désormais mon histoire. Quand il me regardait, il pouvait un peu plus voir celui que j'étais en-dehors du monde fermé de nos mercredis. Il avait accès à un "Ange" plus profond que celui que j'avais pris l'habitude de lui raconter dans l'heure qui était la nôtre, que ce soit le "Ange" que disait ma présence, ou bien le "Ange" déployé par mes réponses à ses questions.
A partir de ce moment, même si nous continuions à agir pareil l'un avec l'autre, lui en étant parfaitement Noé, moi en étant parfaitement Ange, quelque chose avait changé. Mais il était difficile de dire quoi. Moi-même j'étais certain que, si quelqu'un d'invisible, mais cependant bien doté des cinq sens comme les vivants, avait suivi nos trois précédents mercredis d'une façon particulièrement attentive, qu'il aurait donné ce même degré d'attention à ce mercredi-là, notre quatrième, il n'aurait pas fouillé dans l'heure sans rien y trouver de détonnant ; tout, dans nos échanges de ce mercredi, avait demeuré les instruments de la chanson étrange qu'à deux, nos dialogues produisaient toujours, et qui tour à tour laissait parler deux vies différentes de dix-sept ans chacune, avec ses contrastes de tonalités qui faisaient des aigus du côté de Noé et des graves du mien.
Alors, peut-être que ce qu'il y avait de différent ne se trouvait qu'en moi-même, et par ce fait, il échappait à tout œil, même au mien, et ne s'offrait qu'à mon ressenti, qui était la seule manière pour lui d'être reconnu comme vivant. En effet, mon corps n'avait pas oublié l'état étrange où il s'était retrouvé quand, la dernière fois dans la chambre de Noé, je venais d'achever pour lui le récit négligeant de ce qui m'avait amené à lui. Le souvenir reposait au fond de mon ventre, et les bizarreries de cet état continuaient de hanter l'arrière de ma tête.
Je n'appréciais pas cela. Pour moi qui avais l'habitude de vivre sans ressentir, c'était bien trop étrange. Je ne montrais rien de cela à Noé lors de ce cinquième mercredi, mais puisque j'étais dans sa chambre et que j'étais assis à la même place où je m'étais mis à me voir comme si j'étais en-dehors de moi-même, j'avais le cœur alourdi et l'esprit en alerte. Et si cela m'arrivait encore ? Je ne savais pas m'analyser assez pour pouvoir connaître exactement ce qui, chez moi, avait déclenché cette hallucination. Ce qui était certain, et de ce dont je repartis convaincu à la fin de cette quatrième heure, était que ne pas pouvoir regarder Noé me devenait pénible. C'était en fait car je ne pouvais pas fuir vers son image. Depuis le premier mercredi, je m'étais fait cette résolution : ne pas regarder son visage. Si au départ, c'était comme une formalité que je m'étais imposé et que je remplissais sans me forcer, mon état de la semaine dernière avait changé sa nature. Pourquoi continuais-je de ne pas vouloir voir son visage ? C'était pour respecter ce que je m'étais dit le premier jour. Parce que je n'aimais pas regarder les gens faibles, les gens malades. Parce que si je le faisais, j'avais l'impression qu'ils me contamineraient et me poursuivraient jusqu'à ce que je meure. Etaient-ce de bonnes raisons ? Les avais-je toujours ? Ce mercredi-là, je m'étais posé ces questions et, pendant qu'il me parlait, je m'étais demandé si je pouvais essayer de le regarder enfin un peu, capter son visage pour voir de quoi il avait vraiment l'air, c'est-à-dire en-dehors des sentiers de mon imagination. Mais je n'y étais pas parvenu.
Le sixième mercredi finit par arriver. Je dormais mal en ce moment. Dans le bus qui conduisait à l'hôpital, j'étais resté debout pour ne pas aggraver ma torpeur. Quand je sortis du bus, il se mit à pleuvoir. Je mis la capuche de mon sweat. Ce n'était pas une fine pluie ou un crachin temporaire qui ne se remarquait pas. On reconnaissait les gouttes multiples et acérées qui sont le début d'une averse. Je vis les gens dans la rue déployer des parapluies ou se mettre à courir pour s'abriter quelque part. Entre l'arrêt de bus et l'hôpital, il y avait cinq minutes de marche, et si je courais, je pouvais mettre moins d'une minute. Mais je mis les mains dans mes poches. La pluie était fraîche. Je me mis à marcher sans formuler de mot dans ma tête comme je l'aurais fait sous le soleil. L'eau tombait en trombes. Elle s'écrasait contre ma tête, dont la capuche de mon sweat n'offrait qu'une maigre protection ; très vite, d'une façon folle, les gouttes se multipliaient et le rythme de leur chute s'accélérait ; elles frappaient mes épaules, mes genoux, mes chaussures. Je marchais. L'averse devenue lourde frappait les creux de mes coudes, le dos de mes jambes, mes talons quand je les soulevais pour faire un pas, mon nez et mes joues quand le vent poussait des gouttes de travers. Je continuais de marcher. A ce stade, mes vêtements avaient dû prendre la couleur de la pluie parce que j'avais l'impression que mes os étaient mouillés. Une envie me prit de fermer les yeux ; je ne le fis pas à cause de la rue à traverser.
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Ange et Noé
Teen Fiction« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...