Noé avait sa chambre au service Neurologie. À ma toute première venue à l'hôpital, pour éviter d'avoir à parler avec plus de personnes que nécessaire, je m'efforçais de mémoriser ce qu'indiquaient les panneaux et les indications. Il me suffit cependant de quelques minutes à peine pour me rendre compte que se repérer ici était plus simple que dans mes appréhensions. Contrairement à l'image mentale démesurée que le mot « hôpital », détaché de tout lieu proche existant, donnait à mes représentations, l'organisation de l'hôpital dans lequel je me trouvais, en se dévoilant tout entier à mes sens, m'apparaissait logique : contrairement au terme que j'entendais dans une conversation et qui faisait naître dans ma tête un labyrinthe, l'orientation allait de soi dans cette espèce de château ordonné. J'expérimentais tout le fossé qui existait entre le mot « hôpital » utilisé dans le langage commun et le mot « hôpital » attaché au bâtiment que je traversais. Je ne savais pas qu'un mot avait la force de contenir deux univers.
Dans l'hôpital de Noé, comme dans tous ceux du pays probablement, mille consignes d'hygiène étaient prônées aux visiteurs, plus souvent données sur le ton de l'ordre que du conseil. Elles étaient appliquées par moi machinalement, davantage par curiosité que par obéissance, parce que je trouvais que le désinfectant utilisé pour les mains avait une odeur agréable. Aucun des produits que je connaissais n'avait cette odeur. Quand je l'utilisais, la fragrance, qui ressemblait à une odeur de fraise ou de framboise, camouflait un moment celle affreuse qui régnait dans les couloirs. Ou du moins, si elle ne la camouflait pas tout à fait, l'odeur fruitée se mêlait à l'odeur écœurante, effaçait les mauvaises molécules, n'en gardait que les bonnes, et finissait par former un parfum dans lequel marcher pendant quelques pas me convenait.
Je me déplaçais sans peine dans ce dédale complexe de couloirs et de salles, où de temps en temps un grand dessin coloré sur le mur ou un aquarium dans un carré d'attente venait confirmer la position dans l'espace que je m'attribuais mentalement. La chambre de Noé, (la 607), se situait au quatrième étage, au fond du premier couloir à gauche. Pour venir jusque-là, des ascenseurs étaient à disposition. Si mon flegmatisme me fit en emprunter un les deux premiers mercredis, je m'accoutumais aux escaliers dès le troisième. Je m'étais rendu compte que rester assis pendant une heure nécessitait une certaine dépense d'énergie précédente, que la mécanique figée de l'ascenseur ne pouvait pas m'offrir. D'autre part, si je ne restais pas immobile en montant vers Noé, j'entendais moins mes pensées.
Avant d'entrer dans sa chambre, je devais laisser une trace de mon passage sur un papier laissé dans la pochette accrochée sur le haut de la porte, qu'on récupérait en fin de journée. Si on avait le moindre doute sur le temps de ma présence, on récupérait avec le témoignage oral de Noé. Puis, je frappais mes coups et je n'attendais pas de réponse pour entrer.
— Bonjour, Ange ! disait Noé, en mettant chaque fois dans sa voix un sourire plus marqué que la semaine précédente, et l'heure commençait.
— Bonjour, Ange, me dit-il ce septième mercredi sans me regarder.
Je fermai la porte derrière moi. La raie de lumière venue du couloir s'éclipsa pour laisser place à l'obscurité de la chambre, que je reçus dans les rétines avec étonnement. Je n'avais jamais vu la chambre avec le jour voilé. Je trouvai Noé dans son lit, comme d'habitude, assis contre la tête de lit relevée. Mais cette fois, il me tournait la tête. Ses yeux étaient attachés côté perfusion, à la fenêtre, que l'opacité des rideaux tirés barrait. C'étaient eux qui mettaient la nuit dans la chambre. Leur tissu bleu filtrait une grande partie de la lumière de l'après-midi : la grosse épaisseur ne la laissait entrer que par bribe, par intervalles, juste assez pour qu'on voie les expressions du visage de son interlocuteur ; elle la distillait en échos irréguliers et atténués, contrôlant fermement ses entrées et sorties dans la chambre. Le soleil était dosé.
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Ange et Noé
Roman pour Adolescents« - Ange, qu'est-ce que tu es fort, disait-il, tu es tellement fort de réussir à me porter avec autant de facilité. - Pas vraiment. C'est juste que t'es pas lourd du tout. - Non, non ; tu es fort, insistait-il, tu es trop fort de pouvoir me porter...