La Traîtresse (8)

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Les heures s'écoulèrent avec la lenteur d'un magma visqueux, dans la touffeur moite du début de l'été. Yrisbel avait bien grandi, elle faisait ses nuits seule et elle avait même commencé à ramper de son plein gré. La nourrice ne savait plus où se donner de la tête avec elle en l'absence de Cassandra, car elle avait la mauvaise habitude de faire des crises de larmes lorsque sa mère était à plus de quelques pieds de distance. La jeune mère avait donc exigé qu'on la lui amène régulièrement durant les séances des multiples conseils qui s'enchaînaient, autant pour l'allaiter encore un peu que pour la simple sensation réconfortante de l'avoir dans ses bras.

Aujourd'hui cependant, à chaque fois qu'elle la confia à nouveau à sa nourrice, elle eut la sensation d'essayer de s'arracher une part d'elle-même. Et, plus la journée avançait, plus elle commença à appréhender la soirée. Saurait-elle réellement lui dire au-revoir ainsi, même si c'était pour son bien ?

Nauséeuse, elle finit par s'esquiver plus tôt durant la réception qui était donnée pour le dîner, prétextant un malaise passager. Sur le retour à son aile, elle passa devant la suite princière, où Leith lui adressa un bref hochement de tête pour lui signifier qu'il était prêt, et elle le remercia d'un faible sourire. Protège-les, aurait-elle voulu lui demander, mais elle savait qu'elle ne pouvait pas se permettre le moindre murmure entre ces murs dotés d'oreilles. De toute manière, elle lui avait déjà dit tout ce qu'elle pouvait. Le reste leur incombait.

Elle s'enferma dans son bureau avec cette sensation de malaise perpétuelle, travaillant jusque tard dans la nuit, plongeant dans les rapports et les compte-rendus pour essayer d'occulter ses sentiments. Les cursives dansaient devant ses yeux, et elle avait du mal à se concentrer, mais elle s'obligea à persister, à repousser cette envie perpétuelle d'aller jeter un œil dans la chambre de son époux ou de sa fille. Il ne fallait surtout pas qu'elle s'en mêle avant le moment voulu, sinon le plan partirait en fumée, les mettant tous en danger. Elle avait déjà remarqué les nouveaux pions que sa mère avait commencé à avancer sur l'échiquier de leurs relations désormais si politisées, et elle n'aimait pas la fresque qui se dessinait devant elle.

Un voyage était prévu dans le nord pour l'ensemble de la famille impériale. Durant ce voyage, Yrisbel, Raven et Cassandra voyageraient ensemble pour afficher la ferme alliance entre Wikandil avec Avalaën. Cependant, les routes qu'ils empruntaient passaient par des régions qui étaient connues – du moins pour Cassandra – pour les bandits qui les sillonnaient et les disparitions fréquentes. Cassandra et Raven n'avaient aucun moyen de refuser cette initiative, étant donné que c'était Laëtitia qui gouvernait par le biais de leurs mains, et que le projet de voyage avait été approuvé par un Conseil réticent mais conscient de sa position précaire. Ils avaient essayé autant qu'ils le pouvaient de faire pencher la balance en leur faveur, mais le fâcheux incident qui leur arriverait à tous les trois semblait aussi prévisible qu'inévitable, et cette perspective les terrifiait tous les deux.

C'est donc le moment de leur dire adieu. Du moins pour un moment, songea l'Impératrice en titre, la gorge nouée. Elle n'aurait jamais voulu devoir prendre cette décision, mais Laëtitia Zaor'Vil lui avait forcé la main, l'avait forcée à choisir entre sa fille et son allégeance de naissance.

Elle repoussa lentement les piles de parchemins qui s'étaient accumulées sur son lourd bureau de bois foncé, fixa d'un regard morne les jardins qui s'étendaient devant sa fenêtre. Trop proches de l'aile de la famille impériale, ils étaient toujours désertés par les courtisans, et sous l'éclat blafard d'une lune décroissante, ils prenaient une allure spectrale, éthérée. Ils lui rappelaient un peu les forêts du nord de Wikandil, figées dans une neige presque éternelle, ne dégivrant que quelques lunes par été. La cloche lointaine du cardigrê sonna une fois, marquant la mi-nuit. Cassandra sentit un long frisson parcourir ses épaules nues, tendit la main vers son châle.

Dynasties / CassandraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant