Quelques jours passèrent, lents, effrayants. Cassandra était en permanence occupée, courant de droite à gauche comme si sa vie en dépendait, allant de réunion en déjeuner en petit comité et de déjeuner en réunion. Elle mit tellement d'énergie dans la reprise progressive des affaires, qui avaient pris un violent coup avec la disparition de Laëtitia, qu'elle finit presque par en oublier la douleur de l'abandon et de la solitude qui la hantaient dès qu'elle se retrouvait seule avec elle-même. Elle parvenait à l'occulter lorsqu'elle était occupée, car la quantité d'évènements qui s'amoncelaient soudain semblait à la fois démesurée et exponentiellement proportionnelle au temps libre qu'elle perdait. Mais il suffisait d'un instant de solitude, un moment avec une pensée vagabonde et elle songeait à sa fille, qui lui avait été arrachée, à sa mère, qu'elle avait dû tuer.
Environ une décade après l'incident de la disparition de Raven, elle finissait ainsi une longue et éreintante journée qui s'était achevée sur une brève visite des casernes avec son complice de général. En parvenant devant sa chambre, jusqu'à laquelle il l'avait raccompagnée, elle se retourna pour lui souhaiter une bonne nuit, mais il la prit de vitesse :
— Aveltia Sen, je voudrais un mot en privé.
Cassandra fronça un sourcil, considéra l'homme avec la suspicion traditionnelle de sa mère dans la forêt de Wikandil. Et le soldat parut s'en rendre compte, parce qu'il sourit. Il n'y avait rien de menaçant dans son attitude, ni l'ombre d'une agressivité dans son regard. En outre, il avait été le général le plus proche de sa mère... ce qui incitait Cassandra autant au doute qu'à la confiance.
Elle finit par acquiescer d'un bref signe de tête, et les soldats de sa suite le laissèrent entrer dans l'antichambre. Derrière elle, Mayeri s'approcha en observant silencieusement, comme si elle était encore privée de parole. Le général jeta sur elle un regard perplexe, puis agacé, mais il n'osa pas demander son départ. Cassandra savait que, depuis l'arrivée de sa mère, les rumeurs avaient circulé sur Mayeri et son prétendu mutisme, et le secret s'était progressivement éventé. Aujourd'hui, elle ne gardait le silence que parce qu'elle n'avait rien à dire dans la discussion, mais la jeune Impératrice se sentait rassurée par sa présence muette et familière. Elles avaient passé tant de temps ensemble par le passé, dans sa chambre ou dans le jardin, Cassandra échaffaudant silencieusement des plans pour faire tomber Raven sous sa coupe, Mayeri attendant les ordres et prodiguant des conseils dans un souffle à peine audible.
— Dis-moi, Général Esirath ?
Elle avait sciemment gardé un ton neutre et posé, malgré son cœur qui s'était soudain mis à battre à tout rompre. Elle pressentait une proposition, une offre, quelque chose qui risquait autant de déséquilibrer la fragile position qu'elle avait acquise que l'aider à se stabiliser. Mais c'était là un jeu dangereux dans lequel elle s'engageait, elle le savait. Les eaux stagnantes du pouvoir en construction étaient troubles, et permettaient bien souvent aux prédateurs de s'approcher sans qu'on ne les remarque.
Lorsqu'elle était plus jeune, sa mère lui avait fait observer un banc de salmires d'eau douce qui chassaient une grosse truite. Le souvenir doux-amer lui tira un sourire pensif, elle considéra le Général en se demandant qui d'eux deux était la samire, et qui la truite. Avec son air calme et son regard franc, il semblait presque bon, mais elle savait combien cela pouvait coûter que de se fier aux apparences.
— Ta légitimité se stabilise progressivement, Aveltia Sen. Avec les rumeurs...
— Va droit au but, se força-t-elle à couper sèchement. Tu as quelque chose à me proposer.
Elle fut surprise de voir une étincelle de respect s'allumer dans le regard sombre de l'homme lorsqu'elle l'interrompit. Elle ne connaissait que trop de personnes qui détestaient qu'on leur coupe la parole, alors même que leurs mots étaient vides de sens et qu'ils tournaient en rond dans un débat stérile. Pourtant, Esirath ne semblait guère s'en préoccuper. Au contraire, il semblait satisfait qu'elle ose s'affirmer alors même qu'elle était toujours dans une position plus que précaire face à lui.
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Dynasties / Cassandra
FantasyEmpires naissants et royaumes à l'aube de leur gloire, contrées en déclin et cités dépéries. Sur le continent d'Uvrastryn, les souverains se succèdent, le pouvoir change de mains au gré des alliances et des complots. Trois femmes, en des temps diffé...