Elle ferma les yeux, se laissa quelques instants ballotter par le pas chaloupé de sa monture, se demandant si sa mère aurait apprécié bénéficier des funérailles d'Esga, ou si elle aurait préféré que son corps soit confié à la forêt, comme dans les traditions wiccanes. Elle n'était plus là pour le dire, et elle n'avait jamais formulé aucun vœu à ce sujet, guère encline à parler de sa mort alors qu'elle pensait sans doute régner encore quelques longs étés. Ainsi, étant donné qu'elle était décédée à Avalaën, Cassandra s'était pliée aux traditions de son nouvel Empire.
Le corps avait d'abord été transporté dans une crypte profondément dissimulée sous le château. Les températures dans cette caverne frisaient celles des hautes montagnes de Wikandil, là où les neiges ne fondaient jamais, car de fines couches de glace se formaient régulièrement sur le lac souterrain. Laëtitia avait été embaumée durant trois jours selon des méthodes connues seules des prêtres d'Esga, qui se transmettaient le secret une fois qu'ils avaient eux-mêmes passé les rites d'initiation. Le résultat était néanmoins saisissant : après les quinze jours supplémentaires de « voyage », où l'esprit de Laëtitia était supposé traverser le rempart du royaume des morts et être accepté dans les jardins éternels de la divinité, son corps était totalement préservé.
Encore maintenant, elle était figée sur sa couche mortuaire fermée, et on aurait dit qu'elle pouvait s'en relever à tout moment. Des larges pierres noires posées sur ses yeux la protégeaient de la lumière du soleil, qui aurait pu l'attirer à nouveau vers la terre où elle avait vécu. Des bracelets de plumes attachés à ses poignets et ses chevilles étaient censés lui donner la légèreté des esprits qui évoluaient dans le royaume des morts, la délester de son poids terrestre.
Derrière eux, un cortège se formait. Laëtitia n'était pas la seule à partir aujourd'hui, et si elle était en tant qu'ancienne Impératrice la seule à avoir son propre bûcher, cela n'empêchait qu'elle serait accompagnée de dizaines d'autres défunts dont les corps rejoignaient progressivement la progression. Cassandra en tête, secondée par Leith quelques pas derrière, descendait la grande rue qui menait du palais directement jusqu'à la plage.
Le vent salé de la mer lui fouetta le visage dès qu'elle quitta le couvert des remparts de la Citadelle Rouge, et son cheval dérapa brièvement lorsque ses sabots s'enfoncèrent dans le sable noir. Les bûchers avaient été dressés la veille. Ils étaient dressés en vérité deux fois par lune, afin d'éviter que les corps ne s'accumulent. Celui de sa mère était le plus proche de la ville, mais si la litière s'arrêta, la jeune femme, elle, poursuivit son chemin.
Le cortège qui s'était formé se rompait progressivement au fur et à mesure que les défunts étaient répartis les uns après les autres en une dizaine de bûchers. Lorsque les presque cent cinquante corps furent placés sur les amas de bois, Cassandra fit faire une volte-face à son cheval, et considéra la rangée funèbre qui s'alignait devant elle. À Avalaën, à l'exception de la famille impériale, tous étaient égaux devant la mort. Riches comme pauvres, jeunes et vieux, ils brûlaient tous de la même manière, et seul l'ordre dans lequel ils s'étaient placés dans la dernière procession déterminerait avec qui ils partiraient.
Cassandra officierait à l'ensemble de la cérémonie, elle le savait. Les opraki, grands prêtres d'Esga, et souvent conseillers du souverain, ne cédaient leur place que devant l'Empereur lui-même, pour peu qu'il soit présent. Et elle avait tenu à accompagner sa mère dans ce dernier voyage. Mais soudain, face à cette foule éplorée qui, comme elle, accompagnait ses propres défunts, elle se sentit immensément seule. Elle n'avait plus personne avec qui partager sa peine, et cette certitude lui serra violemment la gorge.
Elle se saisit de la torche qu'on lui tendait, le crépitement des flammes se mêlant au son du ressac qui déplaçait le sable par vagues régulières. Un vent léger soufflait, agitant les flammèches sans meancer de les souffler, ce qui rassura quelque peu la jeune Impératrice, même si elle n'était pas encore convertie à la foi d'Esga. Car on disait que si la flamme mourait avant que tous les bûchers soient allumés, le malheur s'abattrait sur les familles de ceux qui n'avaient pas pu partir dans la première vague.
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Dynasties / Cassandra
FantasyEmpires naissants et royaumes à l'aube de leur gloire, contrées en déclin et cités dépéries. Sur le continent d'Uvrastryn, les souverains se succèdent, le pouvoir change de mains au gré des alliances et des complots. Trois femmes, en des temps diffé...