Chapitre 10

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— La vie est un enchevêtrement de mille bois de cerf.

Justinien avait emmené les deux hommes du village en retrait de la faille et du prisonnier. Il s'était assis sur une pierre, imité par Izak et Perrault perplexes. Le nuage titanesque qui les surplombait tantôt avait glissé sur le flanc de la montagne et alors qu'il s'approchait du fleuve, on pouvait déjà remarquer qu'il se délitait en plus petites entités dentelées. Bientôt, il n'en resterait que quelques moutons éparpillés au-dessus du ciel de Rivade proposant une ombre bienvenue pour la sieste de l'après-Cime.

Cependant à l'heure actuelle, les deux rivois présents dans cette plaine n'avaient pas du tout envie de dormir. Que pouvait bien raconter Justinien avec ces « mille bois de cerf » ?

— Vous avez sûrement déjà entendu cet adage, continua Justinien.

Les deux auditeurs acquiescèrent, ils l'avaient en effet déjà entendu. Par des étrangers un peu mystiques de passage à Rivade, ou par de vieux soi-disant sages à Ponton. C'était aussi une expression assez hermétique qui voulait tout et rien dire à la fois. Le genre de phrase qu'on disait pour se donner un peu de style quand certaines choses inexplicables se réalisaient par exemple.

— Eh bien, le monde est vraiment un enchevêtrement de mille bois de cerf, affirma le médecin. Nous sommes en réalité des créatures vivant sur les ramures de milliers de cerfs.

Les rivois se regardèrent dubitatifs. Justinien s'attendait à cette réaction, il soupira et chercha ses mots.

— Je pense que le mieux est de commencer par le début. En tout cas, le début que les arpenteurs connaissent.

Inconsciemment, Izak s'était rapproché de Justinien comme il aurait fait face à un aventurier sur le sommet de la colline de Rivade. Cette fois pourtant, il avait la sensation que l'histoire qu'on allait lui conter allait être très différente de ce qu'il avait déjà entendu.

— Jadis... Je veux dire par là, il y a très très longtemps bien avant l'existence de Rivade, de Ponton, de tout ce que vous connaissez, précisa le médecin.

« Jadis, donc, l'univers se composait de planètes voyageant à travers un espace infiniment grand. Sur certains de ses astres, la vie foisonnait. Humains bien sûr, mais aussi d'autres créatures que vous avez déjà vues ou que vous avez entendues et également d'autres créatures ignorées. Car l'univers était vaste et la vie diverse. »

« Toutefois, une entité se distinguait de cet ensemble. Un cerf titanesque, du nom d'Océros, bondissait dans le ciel, de planète en planète. Cet animal probablement divin adorait observer la vie depuis ses hauteurs célestes. »

Les deux rivois eurent le réflexe de jeter un œil au-dessus d'eux.

« Farouche, il restait discret et n'intervenait jamais. Océros était l'unique spectateur de ce théâtre cosmique. Malheureusement, un jour, il sentit la présence d'une autre entité d'essence divine. Contrairement au grand cerf, cette concentration noire chamboula l'univers. Cette entité, on l'appelle la Ranchœur et c'est un fléau qui détruisit les mondes. »

Izak tourna la tête vers la brèche aveuglante.

« Ce que tu aperçois là n'a rien à voir avec la Ranchœur, il n'y a rien de dangereux dans ce pont de ramure, surtout de ce côté. »

« Je disais donc que la Ranchœur avala les mondes un à un. La vie commença à disparaître et l'univers s'est rempli de vide. Océros prit peur et tenta d'aider les derniers bastions de vie, en vain. La Ranchœur, gloutonne et insatiable, a fini par engloutir l'ultime planète avant de s'endormir, repue. »

Le Cycle des Ramures - Tome 1 : Les Musicéens de Castelbouchon [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant