Chapitre 30

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Le groupe en avait profité pour faire une pause sur le tronc de bois flotté à l'écorce poncée et coincé dans la gadoue grise. Les arpenteurs avaient estimé qu'ils pouvaient arriver à Castelbouchon avant l'Heure-Cigale avant que la nuit soit trop sombre. Le château-phare était tout proche.

Une nuée de flamants roses s'était postée derrière eux à quelques dizaines de pas de là. Ils filtraient la vase piétinée par leurs pattes dans un étang stagnant peu profond pour y débusquer mollusques, larves et autres bestioles gluantes appréciés de ces oiseaux. Normalement, l'Éroda inondait toute la zone et absorbait la barbotière isolée cependant le barrage avait créé cette zone éphémère, comme une marée basse, qui devenait un coin affectionné par ces volatiles aux becs si particuliers. Si particuliers en effet, toutefois Léopoldine n'en avait que faire sur le moment...

- Léopoldine, es-tu sûre de ce que tu dis ? interrogea Justinien pour la troisième fois.

Il répétait cette phrase presque pour lui-même. Tout bonnement parce que cette réponse allait peut-être, voire certainement, compliquer leur venue prochaine à Castelbouchon.

- Oui. Je me suis beaucoup posé la question, et j'en arrive toujours à la seule conclusion possible : c'était un écho, pas un simple rêve. Et plus j'y pense, et plus je me dis que je l'ai déjà fait avant même de vous rencontrer. Le bateau volant, la mandoline, moi en capitaine quittant Castelbouchon. Tout ça, je l'ai déjà vu et revu en songe plusieurs fois, mais je l'oubliais à chacun de mes réveils jusqu'à l'autre nuit ! Pour moi, c'est clair, c'est limpide, c'est éclatant : j'étais le capitaine de ce bateau volant !

Justinien resta interdit... Puis en découvrant que Ruben et Izak étaient toujours en attente d'explications, il prit quelques minutes pour leur préciser les propos de la bramane. Comme la mort dans les ramures n'était pas forcément une fin en soi, il était possible d'avoir des réminiscences d'une de ses vies passées : des échos d'un refrain. Ce n'était pas systématique, mais ça arrivait. Et ça arrivait rarement de façon intelligible. C'était plus par bribes nébuleuses, par grappes brumeuses, par extraits hermétiques, par passages à double sens et souvent par le biais des songes... ou encore par des chocs psychologiques tels que la fois où Merle croisa le regard d'une aragne. Comme si ces moments étaient une fenêtre vers un monde où les époques se confondent... Dit comme ça, ça semblait complètement farfelu, mais en réalité, être dans un état second ou dormir était une expérience proche de l'art bramanique. Se plonger dans les rêves permettait aux créatures des ramures d'entendre plus facilement le brame de la Harde. Et parfois, d'entendre les bruissements lointains, les sons atténués, ternis, parfois déformés... des clapotis de ses vies antérieures, des remous passés de la Rivière aux échos.

- Et est-ce que cet écho t'a révélé d'autres choses ? demanda Merle en caressant Any.

- Rien de plus... À part une désagréable sensation de trahison, se contenta de dire la magicienne en grinçant des dents et en serrant les poings.

Justinien imagina plusieurs cas de figure, malheureusement ils n'aboutissaient à rien. Du moins rien dont le dénouement lui plaisait et il finit par comprendre l'énervement de Léopoldine. Il se laissa choir sur le tronc d'arbre décapé, les yeux dans le vague, le visage incontestablement assombri. Contrairement à la bramane qui s'emportait dans une colère noire, lui se mit à broyer du... noir. Ce passé énigmatique de la magicienne allait poser problème c'était évident pour le médecin.

Le pire des scénarios, et malheureusement le plus probable, était celui-ci : Léopoldine était une capitaine du gang de Pie il y a longtemps, et aurait dérobé la mandoline de Castelbouchon. Son bateau volant se serait échoué dans la Brocaille pendant leur fuite. Elle serait décédée à cause d'une fracture à la jambe l'empêchant de poursuivre dans le désert. Les autres voleurs auraient alors continué leur mission en emportant l'instrument. Au moins, l'un d'entre eux aurait pu ramener le butin à Pie, leur chef. Jusqu'à ce que Bartholomaüs le récupère à son tour pour son ami le prince Meloric de Castelbouchon. Le prince devenu roi attendait donc qu'on lui rapporte la mandoline, sûrement un inestimable artefact.

Le Cycle des Ramures - Tome 1 : Les Musicéens de Castelbouchon [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant