Chapitre 18

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Revenons un peu en arrière. Car si Léopoldine se reposait éhontément et qu'Izak, Any et Ruben s'occupaient de la nourriture, plus loin, Justinien passait une torche à son assistante pour chercher du bois et des herbes médicinales.

— On devrait trouver la melisseriane au bord de l'eau. Mais prudence, Merle, les rapides restent forts ici d'après ce que j'entends.

En effet, le dénivelé dans le canyon était élevé et l'on devinait dans la pénombre d'autres cascatelles qui parsemaient le chemin de l'Éroda ou encore son glougloutement vigoureux qui résonnait.

Merle avait déjà repéré plusieurs touffes de prêliflore, une plante médicinale assez courante. Pourtant c'était la melisseriane qu'elle cherchait, pas de la banale prêliflore trouvable partout et sans grande valeur. Même son nom était trompeur : le « flore » n'avait rien à voir avec les calices colorés et parfumés, tout au plus l'herbe rêche était surmontée d'une corolle terne et fade. Il fallait une majeure quantité de ces mauvaises herbes pour faire quelques gouttes de décoction désinfectante.

Au contraire, la melisseriane était plus précieuse, plus efficace et tonifiante. La sève d'une simple tige pouvait repousser la gangrène. Un médecin aguerri comme Justinien pouvait en extraire un concentré avec un alambic artisanal. Le genre de breuvage capable de soigner la peste brune même. Un petit flacon d'essence de melisseriane valait au bas mot une bonne centaine de rames dans les cités. Malheureusement, la plante était aussi plus rare que la prêliflore. Ce trésor poussait dans les zones trempées telles que les mares autour de l'Éroda. L'adolescente était persuadée d'en avoir vu un peu plus tôt et désormais elle s'énervait de ne tomber que sur de mauvaises herbes... Impossible de retrouver l'endroit où elle avait découvert les précieuses tiges.

— Ne néglige pas la prêliflore, Merle ! lui rappela son mentor en se contentant de la banale plante.

— Ce n'est pas assez efficace ! maugréa l'assistante dans son coin. Et puis le roi... Il a quoi au juste ? demanda-t-elle en changeant de sujet.

— Je ne sais pas, mais si personne n'a pu le soigner jusqu'ici j'aimerais bien essayer moi-même. Après tout, les médecins de ce monde n'ont peut-être pas mes connaissances d'arpenteurs et de-

— Avec de la prêliflore ? coupa l'insolente.

— Ne sous-estime pas cette herbe, Merle. Elle pourrait te sauver la vie un jour, rétorqua son professeur.

L'adolescente se contenta de donner un coup de pied dans une touffe en imitant les belles manières de Justinien. Dans son dos, bien sûr. Une dizaine de sauterelles dérangées par le coup de pied, bondit dans tous les sens.

— Qu'est-ce qui se passerait si le roi mourait ? s'interrogea Merle plus sérieuse brusquement.

La vue de ces dizaines d'insectes fuyant le petit cataclysme provoqué par sa botte, lui faisait poser de drôles de questions. Justinien soupira une nouvelle fois : pourquoi ne pouvait-elle pas se contenter de chercher des herbes sagement ? Néanmoins, pour le médecin itinérant, c'était une des qualités de son apprentie. Sa curiosité, sa volonté d'aller de l'avant, sa manière de donner des coups de pied, allégoriquement, dans la fourmilière. Tout ceci constituait les prérequis pour en faire une érudite comme lui. Justinien redressa la tête vers le morceau de ciel offert par le canyon et se posa la question à haute voix :

— Étais-je comme ça à son âge ?

Il essaya de se rappeler des souvenirs où il était encore l'apprenti de son père. Puis soudain, le cri perçant de Merle le sortit complètement de ses pensées. L'écho résonna dans la profonde ravine !

La jeune fille avait lâché tout son butin, prêliflore et torche comprises. La flamme vacillante éclaira suffisamment pour que Justinien découvrît avec effroi ce qui était à moins d'une toise de son assistante tétanisée. De longues tiges de chitine articulées caparaçonnées d'une unique rangée de poils durs, raides et piquants, redressèrent un corps plat et rond couronné d'une multitude d'yeux globuleux. L'arachnide aux couleurs limoneuses de deux pas de haut semblait, lui aussi, figé de surprise et d'horreur face au cri perçant de Merle. Justinien profita de cette absence de l'insecte gigantesque pour saisir son apprentie pétrifiée d'effroi et la ramener au camp qui se montait à peine.

Le Cycle des Ramures - Tome 1 : Les Musicéens de Castelbouchon [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant