Le Cycle des Ramures - Tome 1 : Les Musicéens de Castelbouchon [Terminé]

Chapitre 33

La famille de Chosef était composée de lève-tôt. Rien d'étonnant après tout pour des gens vivant d'un terroir aussi particulier. Non seulement le sel, mais l'influence des crues, des courants et des marées bousculaient souvent les tannes de Bourgbouillon. Il n'était pas rare que les paysans aillent chercher de la terre meuble pour consolider les îlots si fragiles. Ce fut ainsi que Chosef croisa les arpenteurs la veille : il prospectait pour sécuriser son verger. En effet, la baisse du niveau de l'Éroda causée par le barrage de tirebouchonneurs en amont était le sujet d'un grand débat parmi les fermiers et leur jeune seigneur. Des pourparlers étaient en train de se faire depuis une bonne semaine avec le duc : devait-on déloger ces reptiles au risque de les énerver ou devait-on laisser ce barrage se rompre naturellement sous la pression ?

En dehors des grosses îles reliées par des ponts-levis, dont le massif rocheux du château-phare, le delta changeait presque chaque jour de visage. Et parfois, le travail d'une année était perdu à cause d'un débordement de l'Éroda, d'une sécheresse de l'Adoré ou d'une houle rugissante de la Baie-Adossée. Normalement, c'était aux astrologues d'anticiper ce genre d'événement, autant vous dire que les fermiers avaient pris pour habitude de se retrousser les manches et de consolider leurs parcelles bien avant leurs prévisions douteuses.

Léopoldine était la première à être debout. Bien avant son hôte. Any s'était blottie entre les jambes de sa maîtresse pendant qu'elle dessinait le paysage de Bourgbouillon encore nimbée de ténèbres en de multiples endroits. Le delta était à couper le souffle dans ce ciel à peine rosi, les nuées d'oiseaux, les bateaux qui quittaient Portpoudrin tôt pour rentrer tard, le manège des ponts-levis pour laisser passer un navire, les digues au large qui affrontaient courageusement les lames de la vaste mer. La vie ici ne ressemblait en rien au reste des ramures. Léopoldine avait la profonde conviction que Castelbouchon n'avait pas subi les attaques de la Ranchœur. Pourquoi ? Pourquoi cet endroit en particulier ? La question lui revenait sans cesse pendant qu'elle estompait avec son pouce le trait récemment tracé au charbon. Elle était en train de reproduire le jeu de clair-obscur entre les donjons et le firmament encore parsemé des derniers astres. La Rivière aux échos était à peine visible, la bramane tendit l'oreille pour essayer de percevoir les chants de la Harde. Elle n'avait jamais réussi à l'entendre en étant consciente. Une voix derrière elle interrompit ses pensées.

— Vous êtes matinale, Léopoldine, dit Chosef en la rejoignant dans la faible luminosité de l'aube naissante.

Elle se tenait au sommet de l'embarcadère, juste à côté de la barge reposant sur la grève.

— Oui, je suis très impatiente de me rendre dans la cité. Castelbouchon est vraiment aussi impressionnant que ce qu'on m'en avait dit. Non, bien plus en fait ! Ça va au-delà de mon imagination.

Chosef montra chaque endroit qu'il connaissait de la région avec son index. Et il en maîtrisait un rayon, ce fermier. L'Éroda affluait un débit salé riche en sédiments depuis l'ouest. Il draguait la terre en se faufilant entre collines, plaines, monts et vallées puis traversait la Brocaille et lui extrayait encore des minéraux, du limon, des algues, des nutriments et ce fameux sel qui alimentait le delta entier.

L'Adoré apportait une eau douce venue des glaciers du nord. Fondant et ruisselant, le fleuve prenait sa source dans la chaîne montagneuse à l'orée boréale. Il chutait des flancs de falaise pour se regrouper dans un lit de pierres rondes et de gravier aux reflets d'or. Et il se berçait à travers le désert bien plus rocailleux à cet endroit. Parfois en évitant l'exposition au soleil, en se faufilant à travers des canyons, ou se glissant sous terre où il était filtré maintes et maintes fois par le quartz des profondeurs. Ainsi, l'eau restait d'une fraîcheur surprenante et d'une salinité faible.