Chapitre 2, Le cygne du destin

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Ce fût un repas succulent grâce aux provisions démesurées faites par mes parents mais surtout grâce aux talents de cuisinière dont ma mère est pourvue. Pendant qu'elle est à l'étage avec les petits, j'aide mon père à débarrasser la table. La cuisine est plongée dans le silence, perturbé seulement par les rires lointains provenant d'au dessus de nos têtes. Il n'a pas l'habitude de se confier à qui que ce soit. Même pour ma mère, après quarante ans de mariage, il a une grande part de mystère. Pourtant c'est lui qui va rompre le silence en premier :

- Viens, me dit-il.

Ce simple mot, seul dans une phrase qui en réalité n'en est même pas une, ne sonne pas comme une invitation mais comme un ordre. Je lui emboîte le pas. Il sort de la maison, les mains dans les poches de son pantalon de travail qu'il n'a pas pris le temps de vider, débordant d'outils en tout genre. Il pousse le petit portail et s'engage sur le chemin de terre menant à nos champs de blé, encore verts en ce début de saison. Il caresse un épi, puis se tourne vers moi :

- Tout ça va t'appartenir un jour, Ilkka.

Je tente un brin d'ironie :

- Tu n'est pas encore mort, tu sais.

- Je ne plaisante pas. Tu dois être prêt à prendre ma suite, tout comme les petits quand ils en auront l'âge. Tu devras prendre soin de ta mère, aussi.

Je ne comprends pas où il veut en venir, mais je perçois la gravité dans ses paroles. Rien qu'à l'idée de le perdre, une larme s'invite impunément sur ma joue. J'essaye de la masquer, comme pour lui donner l'illusion que je suis prêts à assumer cette lourde tâche de chef de famille, alors que je sais pertinemment que je ne le suis pas. J'ai tout à coup l'impression que je n'ai pas grandis assez vite, que je suis bloqué dans un monde merveilleux fait de gâteaux de sucre et de nuages cotonneux amenant une délicate pluie venant déposer ses gouttes d'eau sur les brins d'herbe.

C'est peut-être ça, au final, qui me contrarie. Pas le couronnement, mais ce que je vais devenir sous ce nouveau roi. Cela m'a fait comprendre que le temps passe, et que rien n'est éternel. Pourtant, cette attente d'une parole quelconque de mon père semble, elle, éternelle. Il avance une main vers mon visage, puis se ravise. Il n'a pas l'habitude de montrer son affection :

- Je ne sais pas comment tu fais pour être aussi fort, papa.

Son regard se plonge dans le mien. Un moment intense, presque perturbant et inconfortable qu'il procure étonnement un bien fou :

- Je suis pas fort, je fais semblant de l'être. J'ai toujours fais semblant de tout. C'est le sourire de ta mère qui m'a porté toutes ses années. Sans elle, je ne sais pas où je serais aujourd'hui. Tu dois comprendre que, malgré les apparences, les gens, même ceux qui sont au plus profond de ton cœur, peuvent avoir un pied à Ahwlalal.

Ahwlalal. Ce nom qui fait trembler le monde. Le pays de la mort, de la peur, de la souffrance, du mal. C'est là où l'on finira tous, plus ou moins bien placé, selon nos actions. Le fait qu'il pense à sa mort m'arrache une autre larme, plus grosse cette fois, qui dévale ma joue comme un cailloux jeté du haut d'une falaise abrupte. Il la remarque, évidemment :

- Ne t'apitoies pas sur mon sort. S'il te plaît.

C'est à lui de verser sa larme. Oubliant toute la retenue que nous avons depuis tant d'années l'un envers l'autre, je le prends dans mes bras. Notre étreinte dure, encore et encore, comme si une entité magique voulait nous faire rattraper notre manque de démonstration d'amour. C'est bien de l'amour. Enfin, je crois. Je ne sais pas ce que c'est que l'amour d'un père, et si c'est ce que je ressens actuellement, je ne veux pas qu'il cesse. Je veux par dessus tout lui sortir le pied d'Ahwlalal.

La Rose Éternelle 1, DraggilysOù les histoires vivent. Découvrez maintenant