Le lendemain, l'écoulement du temps fut largement dilaté par la puissante gravité des préoccupations. Graal avait cherché à joindre Eden à plusieurs reprises mais toujours en vain. Subjectivement parlant, il ne lui restait plus que quelques heures à patienter avant l'horaire fatidique ; objectivement parlant, une éternité. Ou était-ce le contraire ? Plus rien n'avait de sens. 19h30, ces chiffres tournaient en boucle dans son esprit. 19h30 détenait la réponse à toutes ses questions, des questions qui, tout au long de la nuit, n'avaient eu de cesse de malmener son sommeil réparateur.
Sans surprise, il choisit de passer les dernières heures qui lui restaient dans Alpha.
Après être retourné dans un lieu moins monochrome et plus civilisé qu'un désert de glace, il avait décidé de prendre des nouvelles d'Anaëlle. Son ami docteur lui avait alors expliqué qu'elle était déjà partie, à peine remise. Les femmes, s'était-il dit, elles agissent toujours de concert.
Il marchait à présent, inlassablement, sans vraiment savoir ce qu'il faisait. Son esprit était obnubilé par sa prochaine et éventuelle rencontre réelle. Il n'arrêtait pas de se demander comment ça se passerait. Auraient-ils des choses à se dire ? Seraient-ils mal à l'aise ? Il n'y aurait pas la possibilité de se déconnecter. Dans le monde réel, on est bloqué. C'était angoissant. Que feraient-ils si le courant ne passait pas ? Qu'allaient-ils bien pouvoir faire de toute façon ? Discuter, et après ? Si c'est juste pour discuter autant le faire en étant tranquillement chez soi.
La grande question (pour peu que cette rencontre ait lieu, évidemment) la grande question était : est-ce qu'Eden est réellement une femme ? C'était tout le problème avec les rencontres virtuelles, on ne savait jamais à qui on avait affaire. Lui-même ne ressemblait pas tellement à son avatar. Une immense vague d'inquiétude le submergea. Il regarda l'heure dans un réflexe inutile, vu qu'il l'avait fait quelques secondes auparavant. Il lui restait encore pas mal de temps à patienter et il le savait.
— Alors amour, on broie du cafard ?
— Anaëlle ?! S'exclama Graal surpris. J'essayais justement de te retrouver.
— Mouais... Je doute que ce soit moi qui te donne cette tête de chien sans os.
— Je voulais te remercier pour la dernière fois. Même si tout est arrivé un peu à cause de toi, tu m'as quand même sauvé, et tu n'étais pas obligée.
— On va dire que c'est des remerciements, je ne pense pas avoir mieux de toi.
— Tu m'as... impressionné.
— Oohh quelle surprise ! J'ai eu la salive venimeuse. Tu m'invites à boire ce qu'il y a dans un verre ? Dit-elle en prenant Graal par le bras.
— Pourquoi pas.
Ils étaient assis l'un en face de l'autre. Anaëlle s'abreuvait virtuellement du liquide qu'elle avait commandé, Graal du récit qu'elle narrait et qu'elle n'interrompait que pour faire monter la tension en sirotant sadiquement une gorgée supplémentaire. Elle prenait un malin plaisir à lui détailler point par point toutes les étapes de son échappée palpitante. Pouvoir enfin les lui relayer semblait libérateur. Graal l'écoutait sans bouger. Au fur et à mesure de l'histoire rocambolesque, la verve et l'enthousiasme de la conteuse avaient fini par l'absorber totalement. Se dire qu'il avait vécu tout ça, à ses côtés, était des plus étrange. Quelque part, il écoutait un passage de sa vie qu'il ne connaissait pas.
— C'est là où, vidée de force, je me suis évanouie.
— Avec moi dans les bras... C'est mignon.
— Je savais qu'avec toi j'allais vivre l'aventure, mais l'atteinte a dépassé l'attente !
— C'est vrai. Finalement tu as eu ce que tu voulais...
— Et les péripé-suites, c'est quoi ?
— Je ne sais pas. Pour l'instant... Merde ! Quelle heure il est ?
— Dix-neuf heures. Pourquoi ?
— Et meeerdeuh ! Merde, merde, merde, c'est pas vrai ! Je suis en retard ! J'ai rendez-vous dans une demi-heure et le temps que je me prépare...
— Que tu te prépares ? Les presets, c'est pour les mouettes ?
— Pas le temps de t'expliquer. Encore merci pour tout. On se voit prochainement !
Graal se déconnecta précipitamment. Il sortit du sas en toute hâte, fonça dans la salle de bain, passa devant le miroir, s'arrêta net ; revint en arrière, fit la moue devant son reflet, regretta ne pas avoir de preset "rasé de frais", s'adonna à la tâche, prit une douche rapide, s'essuya en réfléchissant à ce qu'il pourrait mettre, réalisa en vidant l'armoire que le choix serait vite fait, enfila le tout en un éclair, repassa devant le miroir ; hésita à arranger ses cheveux, regarda l'heure, abdiqua.
19h20. Enfin prêt. « Bon, calme-toi, tu auras un peu de retard mais rien de grave. Il faut bien se faire désirer un peu non ? Non. Et si elle avait... arrête de penser. Et si Ora n'avait... arrête de penser. Et si tout ceci... Arrête ! Tu t'es déjà posé mille fois ces questions ! »
Il attrapa la poignée de la porte en finissant de remonter sa fermeture éclair, vérifia qu'il avait bien ses clés et, sans l'ombre d'une hésitation cette fois-ci, sortit de chez lui.
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BY-PASS Alpha
Ciencia FicciónSortir de chez soi a perdu tout intérêt. Les rues sont désertées. Le monde n'est plus que virtuel et il permet à chacun de réaliser ses rêves les plus fous, sans risque ou contrepartie. L'extraordinaire a eu raison des gens ordinaires, qui ne jurent...