Chapitre 5

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Trois jours plus tard, et même s'il avait passé un week-end bien occupé, les yeux lagons n'avaient pas quitté l'esprit de Johan, à son grand désarroi. Ce n'était pourtant pas son genre de flasher sur un parfait inconnu, encore moins lorsque l'homme en question évoluait dans sa propre région.

Depuis son adolescence et la compréhension qu'il était différent, que quoi qu'elles fassent, les filles de sa classe le laisseraient indifférent, il avait pris grand soin de cloisonner sa vie en deux parts inégales, où ses rares escapades sexuelles se déroulaient loin des yeux curieux, à une centaine de kilomètres de là. Tous les trois ou quatre mois, il prenait sa voiture, descendait en ville et s'offrait quelques nuits torrides. Puis il retournait à Forsallier, ses pulsions sous contrôle et la tête - et les bourses - vidée. La majeure partie du temps, il vivait une existence de célibataire endurci, la solitude ne l'effrayant pas le moins du monde. Johan n'était ni très bavard, ni très sociable. Il y avait une raison pour laquelle il avait refusé de reprendre l'entreprise de bâtiment de son oncle maternel, auprès de qui il avait fait son apprentissage. L'idée de devoir diriger des hommes, leur donner des instructions, organiser leur travail et leur planning et les écouter se plaindre, lui donnait de l'urticaire. À l'inverse de son père, animal politique et social, Johan chérissait le calme et se fatiguait vite en société. Ses élans de sociabilité, comme vendredi passé, s'épuisaient rapidement. Les bavardages pour le seul plaisir de s'écouter jacasser le lassaient en peu de temps et s'il aurait apprécié avoir de vrais amis proches, créer des liens intimes avec des gens intéressants, les étapes préalables pour faire connaissance et développer des affinités l'éreintaient d'avance. À ce titre, travailler en indépendant, être seul maître à bord et ne pas avoir à se soucier des états d'âmes d'éventuels patrons ou salariés lui correspondait parfaitement. Et si cela l'empêchait d'accepter de très gros chantiers, plus rémunérateurs, et bien c'était la vie. Il s'en sortait déjà très correctement, de toute façon, et n'avait pas de gros besoins. Son activité d'entrepreneur marchait bien et il était favorablement connu à Forsallier et aux environs. Il ne prenait pas de contrats de gros œuvre mais en matière de rénovation d'intérieur, il jugeait, en toute objectivité, être le meilleur pari de la région, et cela se savait. Mais il lui arrivait aussi de rester entre deux boulots et dans ces périodes là, sa passion première, l'ébénisterie, ne manquait pas de l'occuper. Il ne construisait pas de meubles de A à Z mais écumait marchés et brocantes pour dégoter des pièces anciennes à prix dérisoire qu'il se faisait un plaisir de rénover, et revendait à des clients fidèles. Il s'était fait un petit nom parmi les néo-ruraux, résidents étrangers et autres bobos en quête d'authenticité, et son mobilier traditionnel remis au goût du jour plaisait. En plus de lui assurer un complément de revenu appréciable, cette activité le détendait. La sensation sous ses mains du papier de verre frottant le bois, l'odeur piquante des copeaux qui volaient et le bruit répétitif des ciseaux l'entraînaient toujours dans des rêveries indistinctes et agréables d'où il émergeait, des heures plus tard, les doigts engourdis mais le cerveau reposé. Mais ce week-end, même son projet de poncer et lazurer entièrement un vaisselier de chêne massif n'avait pas suffit à le distraire de la vision trop courte du jeune homme en train de traverser la place du village. Johan savait que c'était idiot mais ouais, cette silhouette élancée et ces traits à peine entraperçus l'avaient captivé.

Midi approchait et l'artisan hésitait devant la porte de son frigo, balançant coupablement entre des lasagnes au fromage de chèvre déposées par sa sœur, gourmandes mais terriblement caloriques, et une salade composée bien plus raisonnable pour son début de ventre rond, lorsque son portable se mit à sonner. Distraitement, il l'extirpa de son jean et le porta à l'oreille sans lâcher des yeux les lasagnes oh combien tentantes.

- Oui, allo?

- Allo? Monsieur Pélissier ?

La voix juvénile lui était inconnue, faisant pencher l'appel vers le motif professionnel et il se força à repousser ses envies de pâtes crémeuses pour se concentrer sur l'échange. 

Après la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant