Chapitre 6

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C'est le cœur allégé que Martin regarda l'entrepreneur traverser le jardin et remonter dans son camion. Même si le prix global des travaux allait sans doute l'obliger à revoir un peu le budget qu'il avait envisagé, l'homme avait eu l'air très pro, très à l'écoute, et pour une première expérience avec un gars du bâtiment - un vrai - il se sentait rassuré. Il referma la porte et regagna la cuisine où Alice avait attaqué un boudoir et répandait joyeusement un mélange visqueux de biscuit écrasé et de salive sur toutes les surfaces qu'elle était en mesure d'atteindre. Martin ne grimaça même pas devant le carnage, preuve, s'il en était besoin, qu'il prenait doucement ses marques. Il gloussa devant les mimiques extasiées du bébé et se laissa tomber mollement sur une chaise, les cuisses fatiguées après autant d'allers-retours dans les escaliers.

- Alors, qu'en as-tu pensé? Alice-Délice? Il est sympa Monsieur Pelissier, tu ne trouves pas?

Elle gargouilla en réponse et il acquiesça, très sérieux.

- Oui, je suis d'accord avec toi. Sympa et agréable. Et plutôt beau gosse, aussi. Si si, je peux te l'affirmer. J'ai l'œil, ma chérie. Je n'ai jamais été un grand amateur d'ouvriers musclés à tendances bear, mais là, le monsieur est très agréable à regarder, c'est juré.

- Ha da! Ba ba!

- Exactement! Grand, de jolis yeux noisette, une belle barbe bien taillée, et de gros bras musclés. Que demander de plus? Qu'il soit gay et intéressé?

Martin ricana de sa propre absurdité et attrapa une lingette, qu'il avait appris à garder toujours à portée, pour essuyer le petit museau dégoûtant. Il n'avait eu ni le temps ni l'espace mental pour draguer ou même penser au sexe ces dernières semaines. Et ce n'était pas prêt de changer. Les mois et les années à venir dessinaient un futur consacré aux enfants, sans aucune opportunité sexuelle ou sentimentale crédible. Sans compter qu'il n'était plus à Paris ou sur un plateau de publicité, où sans vouloir tomber dans les clichés, son orientation sexuelle n'avait rien de notable et où les occasions étaient régulières. Il était désormais à la campagne et il ferait bien de se rappeler qu'ici, les gens étaient sans doute un peu plus réservés. Martin n'avait pas la moindre intention de retourner dans le placard. Out depuis ses dix-huit ans, il en était d'ailleurs bien incapable. Mais entre assumer qui il était sans tapage, et jeter sa sexualité au visage des locaux en se lançant dans des opérations séduction vis à vis de trentenaires baraqués, et sans doute hétéro, il y avait un gouffre qu'il ne comptait pas franchir. Il avait besoin d'un bricoleur, pas d'un coup d'un soir, et à ce titre flirter avec son entrepreneur n'avait rien de très raisonnable.

Il s'étira les jambes avec lassitude et hésitait à se faire un bon café bien corsé lorsque son regard tomba tout à coup sur son téléphone posé sur la table et il sursauta, tiré brutalement de sa rêverie.

- Merde! Il est déjà presque quatre heures et demi!

En deux mouvements, il attrapa Alice, un boudoir supplémentaire, son téléphone et le paquet de lingette et se rua vers la porte. Se pointer en retard à la sortie du premier jour de classe ne ferait pas très sérieux vis à vis des autorités scolaires et c'est au maximum des limitations de vitesse en vigueur qu'il traversa Forsallier, direction l'école élémentaire. Heureusement, il y avait un vaste parking à proximité et il se gara dans un crissement de pneus avant de remonter la rue et se précipiter vers le grand portail, Alice et son biscuit baveux dans les bras. Une fois arrivé, il souffla avec soulagement. Malgré ses deux minutes de retard, les battants étaient encore fermés et de nombreux parents patientaient, en de petits groupes bavards et animés. À bout de souffle, le cœur battant, il s'adossa au mur de pierre et ignora les coups d'œil curieux qu'il recevait. L'école était petite, à peine six classes de niveaux partagés, et il supposa que tous ici se connaissaient. Avec un léger malaise, il laissa ses yeux errer sur la petite foule qui papotait et le regardait en coin et constata avec résignation, mais sans grande surprise, qu'il était ici minoritaire sur de nombreux aspects. Quasi aucun papa n'attendait à la porte de l'école, pour commencer, et en prime son origine ethnique détonnait. Martin avait grandi dans un quartier populaire de banlieue parisienne, dans une ville à mauvaise réputation du 9-3, puis étudié dans une université parisienne aux effectifs immenses. Il avait ensuite travaillé partout dans le monde, et presque toujours évolué dans un environnement diversifié, autant du point de vue des origines ethniques que de l'appartenance à une minorité sexuelle. En tant que métis franco-vietnamien, c'était bien la première fois de sa vie qu'il se sentait à ce point différent. Et en tant que queer, il ne voulait même pas y songer. Mais ce n'était pas grave. L'attroupement de jeunes mamans qui le dévisageaient mine de rien semblait plus fureteur qu'hostile et il posa un sourire avenant sur ses lèvres, prêt à s'intégrer autant qu'il le pouvait. La présence d'Alice aidait et il se concentra sur elle, babillant des bêtises pour la distraire de l'attente.

Après la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant