Chapitre 21

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- Le poulet n'est pas trop sec, mon chéri?

Johan secoua la tête, en dépit de l'évidence, et porta un morceau de blanc dépourvu de tout jus ou saveur à sa bouche. La mastication n'était pas évidente aussi s'y consacra-t-il quelques secondes, avant de faire passer le tout avec une bonne goulée de vin rouge, heureusement décent. Sa mère n'était pas si mauvaise cuisinière, en général. D'origine italienne, elle réussissait à merveille les pâtes fraîches, les risotto et sublimait comme personne les légumes méditerranéens. Elle était bonne pâtissière également, au grand plaisir des enfants de  Sophie, mais les classiques français du style volailles au four ou rôtis en cocotte lui résistaient irrémédiablement. Johan ne comprenait donc pas bien pourquoi son père continuait à les lui réclamer depuis trente ans. Mais ce n'était pas très grave. Johan appréciait les efforts de sa mère pour les réunir, même si le résultat, culinaire comme social, d'ailleurs, était rarement à la hauteur de ses espérances. Elle le regardait manger avec bonheur, les yeux brillants derrière ses lunettes de myope et il se serait fait tirer dans le pied plutôt que d'admettre que le déjeuner était mauvais. Sa sœur, excellente cuisinière et fine gastronome, avait un peu plus de mal à donner le change et d'après ce qu'il constatait, elle noyait consciencieusement son malheur dans le vin. Ses trois garçons, en pleine croissance et indifférents au contenu de leur assiette du moment qu'elle était bien pleine, dévoraient à dents féroces et Johan les envia un instant. À vivre seul, il s'était trop habitué à ne manger que ce qu'il aimait au fil des ans et se forcer était difficile.

La conversation roulait tranquillement autour de la table. Il faisait déjà trop chaud en ce milieu de juin pour déjeuner dehors aussi, la famille s'était installée dans le salon, la climatisation à fond. Johan n'approuvait guère cette manie anti-écologique, d'autant que des travaux d'isolation s'imposaient dans la villa années 70 de ses parents, mais toute protestation aurait été vaine. Son père n'était pas intéressé plus que ça par les enjeux environnementaux et clamait haut et fort qu'à son âge, le confort primait. Johan avait appris depuis longtemps que le patriarche était insensible à l'argumentation et toute tentative de le convaincre se terminait par des diatribes enflammées et politiques qui l'épuisaient. Il se contentait donc d'avaler son poulet immangeable, hocher la tête à intervalles réguliers et laissait à sa frangine, pompette, le soin d'alimenter la discussion avec les innombrables ragots qu'elle collectait.

Il avait du mal à se concentrer, de toute façon. Il se sentait fatigué, à bout de nerfs et les images de la nuit passée ne cessaient de lui revenir en tête. Même s'il s'employait à les chasser - la table familiale n'étant pas appropriée pour une érection - il avait bien du mal à se les sortir du crâne, à la limite de l'obsession. Depuis qu'avec Martin ils avaient convenus de céder à leur attraction mutuelle et de se laisser aller à batifoler, Johan avait l'impression de ne plus songer qu'à ça, comme si sa libido étroitement encadrée échappait maintenant à toute mesure. Et cette perte de contrôle le terrorisait.

Le chantier de son jeune amant était terminé, le jeune entrepreneur ne devant revenir que quelques heures pour des raccords de peinture une fois son œuvre bien sèche, et il avait débuté un nouveau projet dans le village voisin, la remise en état d'un joli mas ancien. Johan aurait dû être excité par ce nouveau défi exigeant, y songer jour et nuit et se concentrer dessus, comme à son habitude. Mais à l'inverse, presque chaque soir, il cédait à la tentation et prenait la route dans son camion vers la grande maison.

Les premières fois, il s'était garé au bord du chemin, à l'abri des grands arbres qui le bordaient. Comme un voleur ou un mari infidèle, il avait passé le portail extérieur et le seuil d'entrée sur la pointe des pieds, au grand amusement de son hôte. Mais après quelques nuits clandestines, Martin avait souri gentiment, lui avait signalé que les enfants l'avaient réclamé et proposé de venir dîner. Johan avait longuement hésité, craignant que leur arrangement ne devienne trop flagrant, mais avait cédé à la tentation. Les gamins lui manquaient et pour la première fois depuis son entrée dans l'âge adulte, la solitude et le silence de son chez lui l'oppressaient. Après des semaines à côtoyer la famille recomposée, il s'était accoutumé aux babillages d'Antonin et aux regards expressifs de Leslie. Il fondait devant les mimiques adorables d'Alice, prêt à toutes les grimaces, même les plus affreuses, pour lui arracher un gloussement cristallin et ravi, et même Soan et ses moues blasées se détendaient légèrement en sa présence. Johan y avait vu une opportunité et étonnamment, s'était trouvé un terrain d'entente avec le garçon autour d'une série Netflix de science-fiction que tous deux affectionnaient. Johan avait adoré la version littéraire et devant l'enthousiasme du garçon, il s'était fait un plaisir de la lui prêter, donnant lieu à une série de discussions très geeks. Ce point commun et ce sujet facile de débats enflammés sur les personnages, leurs actions et les adaptations entre roman et version télévisée les avaient rapprochés. Johan s'avouait qu'il savourait les piques acerbes et les remarques provocantes du gamin, visant à l'exaspérer, autant que ses rares moments d'apaisement.

Après la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant