Chapitre 1

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J'étais devant l'écran lumineux de mon ordinateur depuis le début de la matinée. C'est-à-dire depuis bien trop longtemps. Et toujours rien ! Pas l'ombre d'un mot ou d'une idée. Rien, wallou, nada ! Le vide abyssal. Pourtant, l'excitation aurait pu être le moteur de mon inspiration. Apparemment non.

Mes doigts pianotaient frénétiquement sur le bois de mon bureau.

D'habitude, lorsque je prenais du retard, c'était que mon ordinateur avait fait des siennes, mais pas cette fois-ci. C'était moi le problème.

Pour ma défense, mettez-vous un peu à ma place. Pas facile de se focaliser sur mon prochain livre quand on sait que mes premiers romans allaient être transformés en série TV. Et d'autant plus quand l'acteur le plus canon, le plus hot du moment devrais-je dire, allait prendre les traits de mon héros. Leurs visages n'en seraient bientôt qu'un seul et même : celui d'Andrew Calvin.

Depuis de très nombreuses années, j'étais l'auteure d'une saga de fantasy en plusieurs volumes, sous le pseudonyme de S. Bennet, mon nom de plume, bien loin de mon véritable nom.

Pour enrichir l'univers de mes livres, je m'étais amusée à tisser ensemble des éléments de différentes traditions culturelles : anglaise, écossaise, albanaise, française... Le résultat ? Un monde unique et original. En tout cas, selon les critiques. À ma grande surprise, cette fusion culturelle avait captivé de nombreux lecteurs. J'avais l'immense chance de vivre de mes écrits.

Sozakdam, le héros de cette épopée, incarnait mon idéal masculin : un guerrier aussi énigmatique que monsieur Darcy, mais confronté à des forces obscures d'une tout autre envergure. Et bien plus dangereuses que le regard assassin de Miss Bennett. Au fil des tomes de cette série, il traversait divers mondes, combattant des entités maléfiques et veillait sur les innocents, même s'ils n'étaient pas toujours tendres avec eux. Cependant, son destin n'était pas exempt de tribulations : un sorcier maléfique l'avait enchaîné à lui par un sort de vérité et d'obéissance, ce qui propulsa Sozakdam dans une odyssée pour se sauver et retrouver sa liberté.

Dans l'opus précédent, j'avais puisé mon inspiration au cœur du folklore albanais, où Sozakdam affrontait le Bolla, une créature de légende qui répandait l'effroi chaque année le jour de la Saint-Georges. L'histoire était le fruit de nombreuses recherches minutieuses sur ce mythe. Ce récit jouait avec les dilemmes moraux et les revirements qui mettaient le héros, et le lecteur, face à des situations et des sentiments extrêmes, sans jamais révéler tous leurs secrets, afin de préserver au maximum le mystère et l'expectative jusqu'à la dernière page.

Certains adeptes de ma plume trouvaient mes choix d'événements sombres surprenants, voire choquants. Pourtant, mes récits étaient comme le miroir de l'existence réelle, de ce qu'il se passait dans le monde actuel. Après tout, la vie elle-même n'est pas toujours logique ou agréable. Pourquoi aurais-je dû faire autrement pour mes personnages ?

C'est pour ce genre de raison qu'on me surnommait souvent « L'auteur le plus impitoyable ». Certains lecteurs étaient tellement impliqués qu'ils m'adressaient des réactions très vives... comme me menacer de mort pour « rigoler ». Merci, mais très peu pour moi. Je n'avais pas vocation à être un souffre-douleur pour inconnus nerveux.

Comme vous l'aurez compris, ces débordements excessifs me déplaisaient, je ne pouvais concevoir que l'on puisse se laisser diriger par ses émotions, surtout pour une fiction. J'étais donc soulagée que mon identité reste secrète. Et pour cause, seules quelques personnes savaient qui se cachait derrière le pseudonyme de S. Bennet : mon éditrice et mes proches.

Quelques fans, plus perspicaces que d'autres, devinaient une touche féminine et jeune à travers mes écrits, tandis que d'autres se méprenaient, et me comparaient à George R. R. Martin. Ils devaient certainement m'imaginer sous les traits d'un homme d'un certain âge, évoquant l'image d'un père Noël... un père Noël qui aurait, cela dit, un goût prononcé pour le sadisme et le sang. J'avoue que j'étais assez satisfaite lorsque je lisais ce genre de commentaire, et notamment d'arriver à brouiller les pistes. C'était presque devenu une sorte de jeu de pistes. Il n'y avait rien de méchant ou de moqueur dans ma démarche. En tout cas, ce n'était absolument pas dans mes intentions. Le fait que mes récits soient plus orientés vers l'action et la violence plutôt que la romance les induisait souvent en erreur. Je trouvais dommage que certains associent l'écriture féminine principalement à un seul genre de littérature. Pourtant, je ne prenais pas la peine de les corriger. Je pensais que ce mystère autour de mon identité captivait davantage mes lecteurs. Certains cherchaient à déceler, à travers mes mots, des indices sur qui j'étais. Après tout, nos écrits sont comme des miroirs de notre âme. Même si je m'efforçais de masquer, de camoufler certains aspects de ma personnalité, une grande partie transparaissait dans mes œuvres malgré moi.

Mais revenons au sujet principal, aujourd'hui, mon cœur battait à mille à l'heure et mes pensées étaient en ébullition, peut-être même que mon cerveau était proche de l'implosion ou de l'explosion, je ne savais pas trop. Andrew Calvin, cet acteur talentueux, cet homme magnifique, allait donner forme à un être imaginaire que j'avais créé de toutes pièces. Mon personnage ! Je lui avais donné la vie à travers mes manuscrits et lui allait le rendre plus vrai que nature à travers l'écran.

Je m'avachis sur mon siège sans aucune élégance. Le dossier émit un son à mi-chemin entre la protestation et la menace de se casser en m'emportant dans sa chute. Même pas peur ! Je n'allais pas négocier avec un objet de toute façon.

Une bougie brûlait sur mon bureau, non loin d'une tasse de thé et de mon ordinateur. Je scrutais la flamme un petit moment. Si cela ne me remplit pas du courage qu'il me manquait dans mon quotidien, ni m'amener l'inspiration, elle avait au moins le bénéfice d'embaumer l'air d'une douce odeur de lavande. Ma préférée. Toujours la même. Rien de plus apaisant qu'une bonne vieille routine bien huilée.

Malheureusement, l'émotion était telle que je peinais à rester concentrée sur quoi que ce soit d'autre. Argh, je détestais vraiment ressentir ce genre de choses. Ressentir quoi que ce soit à vrai dire.

Heureusement, je n'étais pas encore trop en retard dans mon planning de travail. Un léger « secouage » et ma routine d'écriture allaient repartir comme en Quarante.

Et pourtant, j'avais tort. Oh oui, cher lecteur, je n'étais pas au bout de mes surprises et de mes peines. Loin de là.


Dans l'ombre de S.Bennet - en cours de réécritureOù les histoires vivent. Découvrez maintenant