𝑊𝑜𝑚𝑎𝑛

16

Le temps avance un peu plus lentement à chaque seconde qui passe. Nos regards restent ancrés l'un à l'autre, dans une bataille silencieuse où celui qui perd, disparaîtra d'un claquement de doigt comme une poussière soufflée au loin par le vent.
Elle prend place à l'ancien emplacement de mon assiette et de sa voix la plus calme, elle dit:

_Pour qui tu te prends? Je ne te tue pas et comme remerciement, tu te permet de t'inviter à ma table comme si tu étais de la famille; tu cherche vraiment à ce que je te ôte la vie n'est-ce pas?

_Faite le alors si ça vous dérange autant que je vives, je réponds.

À ma réplique, plusieurs font les gros yeux et retiennent des cris de surprise dans leur gorge par peur d'être aussi foutus que moi.
D'aussi loin que je ne me souvienne, nos dialogues se terminent toujours par cette question agaçante et troublante. Qui ne voudrait pas de la vie? Qui, qui choisirait de ne plus voir ses proches, la nature, les oiseaux? Qui accepterait de ne plus parler, écouter, rire ou pleurer? Même dans ce monde rempli d'amertume et de peine, ceux qui disent aimer la mort, la préférer à la vie ne sont que des hypocrites puisque personne ne connaît la mort. Elle vient et nous emporte sans nous laisser le loisir de la partager avec les autres, elle vient pour une seule personne, elle ne vient jamais pour tous au même moment, elle attend patiemment l'heure de chacun, tapie dans l'ombre... la vie par contre, arrive parfois comme le printemps. Avec sa douceur et ses surprises tantôt bonnes, tantôt mauvaises, elle nous invite à la partager avec les autres, elle nous entraîne dans des situations bancales mais qui font notre histoire. La vie contrairement à la mort, se fait chérir, elle donne envie d'être vécue.
Si c'est aujourd'hui et maintenant que je dois mourir, soit, mais au moins j'ai vécu.

_À quoi cela servirait-il que je te tue si tu l'accepte aussi facilement? De toute façon je suis de bonne humeur aujourd'hui alors tu attendras la prochaine fois, elle me sourit et se lève de la table.

_Pour qui vous prenez vous?

De ses yeux froids émane une aura meurtrière, une envie irrépressible de me faire taire, un besoin urgent de me tourmenter.
Debout au milieu de ses soldats aux aguets, le petit ange serre les poings et les dents comme si malgré sa nature dévastatrice, elle essaye de ne pas me faire disparaître sur le champ. De mon côté, je me concentre sur les battements effrénés de mon cœur cognant férocement ma cage thoracique afin d'éviter d'imaginer mon corps giser au sol comme une vulgaire proie abattue par un prédateur.

_Tu veux savoir qui je suis? Me demande-t-elle en avançant.

_Tu veux savoir?

Je ne réponds rien et me contente de la regarder se rapprocher férocement de moi avec sa démarche assurée, aisée comme celle de quelqu'un qui ne connaît pas le tourment.

Sans que je ne comprenne comment, elle fait basculer ma chaise en arrière mais me rattrape de justesse avant que je ne tombe, en empoignant fermement le col de mon t-shirt et en retenant la chaise de son pied. Pour je ne sais quelles raisons, la scène me fait bien rire, un homme au milieu d'une vingtaine de femmes entrain de se faire humilier. Quelle honte!

Elle me scrute, m'examine de son regard plein de froideur avant d'afficher un sourire narquois.
Elle rapproche son visage de mon oreille et je sens son souffle chaud contrastant avec sa froideur habituelle, écraser ma joue dans un soupir.

_Je suis celle qui décide de ton sort alors, prend garde à toi ou tu quitteras cette terre aussi lamentablement que comme tu y es arrivé, sans rien, chuchote-t-elle dans mon oreille avant de me laisser me ramasser contre le sol.

_Que je meurt de votre main ou d'une autre je resterai ce type sans rien, affirmai-je comme si mon futur était déjà connu.

Et c'est ce qu'il en est, mon futur ne se résume qu'à un seul mot: échec. Ma vie a toujours été quelque chose de piteux, d'affreusement malheureux et même lorsque j'ai cru pouvoir changer cela, je me suis jeté tête la première dans une histoire aussi farfelue que les personnages. Si elle croit que rester ici me sauvera ou je ne sais quoi, elle se trompe grandement. Dans cette vie, il y a ceux qui sont au sommet sans rien demander, ceux qui travaillent dur et qui finissent par atteindre leurs objectifs, ceux qui rêvent encore et ceux qui travaillent sans jamais rien avoir. Je suis de la dernière catégorie, je n'obtiens pas ce que je veux, malgré tous mes efforts, mes tentatives restent des échecs. Malgré toutes les douleurs que mes parents m'ont infligées, je me suis dit que c'était pour mon bien, que si mon père était parti c'était pour me former, me forger afin que je devienne un vrai homme, que si ma mère se droguait c'était parce qu'elle souffrait et que ça allait passer mais je dois bien me faire une raison, tout cela, toutes mes excuses, ce n'était que du déni. J'aurai voulu naître ailleurs, dans une autre famille mais ce n'est pas moi qui décide et c'est bien triste.

_Gabriel, m'appelle une voix.

Je tourne mon regard vers elle, la source de mon anxiété quotidienne depuis un moment.

_Je ne suis pas bête au point de me donner du mal pour kidnapper un sot, ce n'est pas pour rien que tu es ici et encore en vie, maintenant lève toi et retrouve ton père, elle me dit sans la moindre émotion sur son visage ou dans sa voix.

_Kaï demande à Jacob de lui trouver un ordinateur et je ne veux personne hors d'ici aujourd'hui, c'est clair?

Tous les petits soldats répondent en chœur sauf Eve qui regarde son assiette, ses cheveux lui couvrant le visage. Le petit ange s'en va et je décide de passer la matinée avec Kaï.
Je n'arrive pas à savoir si les mots du petit ange étaient pour m'encourager et me réconforter ou si ce n'était que des paroles en l'air, dites à la va vite pour me manipuler. En tout cas, quelqu'en soit le soubassement, ces paroles m'ont motivé à retrouver mon géniteur pour m'en aller d'ici au plus vite.