Go Away, Pierce.

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Le mois d'Août défile à toute vitesse. Antoine n'a de cesse de dévoiler son sourire colgate en débitant les propos notés par lui-même sur le prompteur, tandis que moi, je cours partout. Mes côtes cessent enfin de me rappeler à l'ordre, et mes guibolles galopent  à toute vitesse comme avant. J'ai retrouvé la forme physique, à défaut d'avoir une forme morale satisfaisante. Je compense avec le boulot. Comme je reviens tout juste de Guadeloupe, j'ai la peau cramée et j'ai l'impression d'être resté trop longtemps sous Uv. L'air frais de l'été Parisien me fait du bien, mais je suis complètement nostalgique. Le coude appuyé contre le rebord de mon taxi, le front contre la vitre, j'observe la ville. Ici, rien n'a changé pendant mes trois semaines d'absence. Tout est comme avant. Un petit moment de routine après un emploi du temps surchargé. Mélanie continue d'ignorer et de filtrer tous les appels venant de mon Agent, moi, ou mon avocat. Non pas que j'ai spécialement envie de parler avec elle, mais je me sens de plus en plus saucissonné. Sur le trottoir, les gens courent toujours aussi vite sans s'arrêter. Seule une petite note de rouge détonne dans la vague humaine. Et j'avise une petite brune au cheveux attachés, coincés dans une robe écarlate parfaitement dans le ton de la saison, et pourtant totalement unique. Ses lèvres sont presque aussi flamboyantes et détonnent sur sa peau de lait. En vérité, le bronzage passé, on remarque à quel point elle est pâle. Je la trouve même plus jolie comme ça. Emma lève un bras, un sac en bandoulière perché sur son épaule. A l'opposé des autres femmes, elle n'a pas l'air de s'encombrer de sac à main à la lanière ridiculement trop petite.

- Arrêtez-vous là une seconde, je fais en me redressant, captant le regard mécontent du chauffeur. Je m'en fous, une fois sur le trottoir, j'ouvre la portière pile en face d'elle.

Elle semble soulagée d'avoir enfin trouvé son bonheur, puis j'avise son regard et ses lèvres qui se retroussent en une drôle de mimique lorsqu'elle m'aperçoit. Aussitôt, je la vois faire un mouvement en arrière avant de se redresser sur la pointe de ses ballerines aussi rouges que sa robe, pour lever le bras avant d'hurler :

- TAAAXXIIIIIIIII !

- Faut croire que même avec une robe aussi voyante, ils refusent de s'occuper de vous. Je lâche avec un petit sourire. C'est à peine si elle me jette un regard dédaigneux. Vous allez où ?

- Nul part.

- Je comprends mieux pourquoi vous ne trouvez pas ... Nul part n'existe pas.

La jeune femme soupire, avant de poser les talons et le bras. Enfin, de se vautrer sur elle-même avant de me fusiller du regard. Je ne sais même pas pourquoi je fais ça. Les gens derrière elle passent, certains tournent le nez et me reconnaissent, avant de fixer Emma, puis de revenir à moi. Mais je fais mine de pas les voir. Un jour, ils s'habitueront et moi aussi.

Dans mes rêves.

- Allez vous faire voir, se contente-t-elle de rétorquer d'un ton placide, l'air blasé et peu convaincu.


Pourtant, d'habitude, elle le pense bien plus fort que ça.

Quand je tourne le nez pour observer le compteur, celui-ci affiche déjà 20, 45 euros. Nous ne sommes qu'à trois quartiers à peine de l'hôtel. Et bien entendu, le chauffeur fait mine de rien, sûrement ravi.

- Vous allez au travail ? Demande Emma d'une voix trop forte, et je me tourne à nouveau vers elle avant de réaliser qu'elle s'est penchée, bras posé sur la toiture. Ses prunelles étranges qui oscillent entre le marron et le vert sont assombries, elle a l'air ailleurs.

La question me surprend sur le coup, jusqu'à ce que mes neurones agissent. Emma doit sûrement se rendre à un endroit pas très éloigné du Journal. Après tout, tout le monde sait que je bosse pour eux, et tout le monde sait où sont les locaux.

- Oui, exactement. Je fais en souriant un peu, pas trop pour éviter de lui donner l'impression d'être fier de moi. Je me décale sur le côté pour la laisser passer, et j'entends le cuir grincer.

- Eh, ça fait double tarif ! Proteste le chauffeur, et je lance une main en l'air. Autant pour le faire taire que pour lui assurer que j'ai bien compris.

- Vous voulez rire j'espère ! Conteste Emma en claquant la portière, lissant sa robe et fusillant le chauffeur du regard. Ca fait demi-tarif, mon vieux ! Et encore, je suis gentille. Je porte des talons, là.

Je suis obligé de me coller à la vitre et de pincer les lèvres, pour ne pas éclater de rire devant la tronche effarée du chauffeur, qui se dévisse le coup pour chercher mon soutien. Ses yeux semblent dire : ' Elle est sérieuse ?'. Je hausse juste les épaules, avant de passer mes doigts devant mes lèvres pour masquer leur tremblement. Ce dernier se rembrunit, se détournant pour redémarrer la voiture et jeter un coup d'œil noir à Emma dans le rétroviseur :

- Deux passagers, double tarifs.

J'attends que la bombe explose, ravi d'avoir eu l'idée d'inviter Emma à rejoindre la voiture et d'avoir pris un taxi. Mais rien de vient, la jeune femme se laisse tomber contre le siège, détournant ses prunelles toujours plus assombries que jamais vers la circulation de Paris. Alors là, vraiment, je ne sais pas sur quel pied danser . J'ai beau ne pas la connaître personnellement, je jurerai que dans une journée banale, elle aurait fait un scandale. Après tout, je l'ai surprise en train de beugler sur un chauffeur il y a quelques jours à peine encore.

- Quoi ?

Je cligne des yeux, redressant le menton vers la brune qui me fixe avec les sourcils froncés.

- Hein ?

Hein ? Ca, c'est digne d'un vrai reporter. Génial, magique, à couper le souffle ! Quel orateur.

- Pourquoi vous me fixez comme ça, Pierce ? Demande-t-elle avec lassitude, confirmant mes doutes sur son état mental.

- Je ne vous fixais pas, je me disais simplement que vous aviez l'air différente, aujourd'hui. Je rétorque en haussant les épaules.

Si on m'avait dit qu'il est humainement possible de froncer autant les sourcils ...

- Jouez pas votre Journaliste véreux avec moi, ok ?
- Pardon ? Je demande en me redressant soudain, la trouvant plus minuscule que jamais. Mais Emma dresse le menton et me toise comme si je n'étais rien.

- Vous avez parfaitement compris. Comment vous saviez que ma destination correspondrait à la vôtre ?
- Je ne le savais pas, je lui assure d'un ton ferme. Réalisant soudain que si elle a accepté, c'est uniquement pour me tirer les vers du nez. Elle croit encore que je la traque ? Vous ne trouviez pas de Taxi, ce n'est pas la bonne heure pour un Vendredi. Je me disais que je vous le devais, c'est tout. Et je vous assure que vous n'avez pas l'air en forme.

Au fond, c'est plutôt vrai. Le premier jour de notre rencontre me laisse encore un goût amer sur la langue. Cette fille fière, mais aux yeux rouges, m'a marqué plus que je ne veux bien l'admettre. Peut-être qu'elle aiguise mes sens naturels, oui, mais je ne vois pas en quoi je l'épie.

Emma ne répond d'abord rien, avant de croiser les bras sur sa poitrine. Signe d'auto-protection infime.

- Ok Freud, avant de commencer à me psychanalyser, je tiens à vous mettre au parfum, je vous trouve louche.
- Vous me l'avez déjà fait remarquer, chacun agit et pense comme il le veut. Je réplique au tac au tac.
- Et vous êtes journaliste. Accuse Emma, comme si ce simple fait, fait de moi un criminel.
- Plutôt reporteur. Je la contredis sans me défaire de mon sourire affable, et loin d'être véreux.

La brune secoue le menton, sourire cynique plaqué sur ses lippes presque d'un rouge naturel. Comment les femmes font-elles ça ? Non pas que la pratique m'intéresse, c'est juste intriguant, simplement.

- C'est ce qu'ils disent tous ...

Ma patience est en train de lâcher. Elle est pourtant loin d'être limitée, mais finir dans une case m'énerve au plus haut point.

- Je ne suis donc qu'un charlatant véreux et mal honnête, avide de l'audimat, usurpateur, doublé d'un pisteur sans vergogne. Génial !

- Vous avez oublié raciste. Me provoque-t-elle en me fixant droit dans les yeux. Je pense d'abord qu'elle plaisante, mais ses yeux et l'inclinaison de ses commissures sérieuses m'assurent que non. J'en reste bouche bée.

- Je vous demande pardon ?
- Soyez honnête ! Auriez-vous été aussi vif à intervenir, la dernière fois, si les origines de l'homme qui m'accompagnait étaient différentes ?

J'en oublie qu'un chauffeur aux oreilles indiscrètes peut tout enregistrer dans sa caboche, pour me redresser un peu plus en m'approchant d'elle. C'est infime, mais je crois la voir se ratatiner et me fixer avec appréhension, comme surprise de l'ardeur de ma réaction. Qu'est-ce qu'elle croyait ?

- J'ai vu un homme injurier violemment une femme en publique, voilà ce que j'ai vu. Je suis intervenu et j'ai récolté trois mois de rééducation parce que votre imbécile de petit protégé ne sait pas se défendre seul, avec des mots ! Il a préféré en venir aux mains, lui le premier. Il peut être Gandalf, Dracula, ou la mère Michelle, j'en ai rien à foutre ! J'ai mes propres valeurs, Emma. Ne m'insultez plus jamais. J'ai digéré vos paroles à l'hôpital uniquement parce que j'étais las et épuisé. Blessé dans mon orgueil et encore capable d'accepter vos sermons. J'ai parcouru le monde entier, et vous le savez. Je suis un homme d'éthique et je respecte la déontologie de mon métier !

Cette gonzesse imbuvable est très certainement la première personne à me faire sortir de mes gonds aussi sérieusement depuis longtemps, et ça m'a fait un bien fou. Je ne culpabilise même pas en voyant ses prunelles troubles et ses mains tremblantes. Rapidement, je me décale, avant de me planter dans mon siège. Les bouchons risquent vraiment de me retarder, mais à vrai dire, je ne m'en préoccupe pas vraiment. Je resterai plus tard aux bureaux ce soir, voilà tout. Un Journaliste ne possède pas d'horaires. On bosse à plein temps. Sept jour sur sept. Si certains sont en effet des connards véreux, ce n'est pas le cas de tous. Je ne supporte pas les préjugés. Pourtant, j'aime bien me battre verbalement avec elle. Nous ne sommes jamais d'accord, mais j'oublie le reste. En plus, je viens enfin de la remettre à sa place. Malgré moi, tandis que je me détourne vers la vitre, un sourire victorieux se glisse sur mes lèvres.

- Soit. Vous êtes une exception, et alors ?
Son ton est glacial, et mon pauvre sourire fond comme neige au soleil. Je me détourne à m'en dévisser la nuque pour la foudroyer du regard, mais son expression m'en empêche.

Emma tremble toujours imperceptiblement, et jette quelques coups d'œil aux vitres et à la rue. Lorsque le Taxi s'arrête, ses mains viennent rapidement empoigner un billet de 30 euros qu'elle lance au chauffeur.

- Gardez la monnaie.

Cette dernière se tourne vers moi, les prunelles troubles.

- Vous ne me devez rien du tout, Pierce.

Et avant que j'ai le temps de répliquer, elle est déjà dehors. J'attrape ma veste, avant de me précipiter à sa suite, mais Emma a déjà filé au coin de la rue. Je redeviens le pauvre et pacifique petit Peter, penaud et troublé. Je me sens comme un con, et je culpabilise déjà de mettre montré aussi violent. Elle le méritait vraiment, mais ce n'est pas ma façon de faire. Tout en soupirant, j'enfonce mes mains dans les poches de mon pantalon avant de me diriger vers les portes de Journal. Les gens me saluent chaleureusement et me demandent des nouvelles. C'est le même cinéma chaque matin. Chacun fait mine de se soucier des hauts gradés pour être dans les petits papiers. Même si je joue le jeu avec plaisir à chaque fois, car de mon côté, c'est sincère, je ne parviens pas à me montrer ouvert. Heureusement, personne n'est avec moi dans l'ascenseur. Le Taxi est arrivé plus tôt que je ne le pensais, et pour changer, c'est encore moi le premier arrivé à l'étage. Je rejoins rapidement mon bureau après m'être servis un café au distributeur, baillant plus fort que nécessaire après une nuit encore trop courte. Jusqu'à ce qu'un petit point rouge ne danse dans ma vision périphérique. Je suis devant l'accueil du bureau de St Clair, de là où je suis, c'est à peine si on me remarque.

Mais je sais ce que je viens de voir.
Emma vient de se glisser à l'intérieur du bureau du directeur.

Qu'est-ce qu'une femme, qui déteste tant les journalistes, vient fabriquer dans le bureau du dirigeant de l'une des plus grosses boites de Paris ?
Je crois que je vais devenir barge.


Routes croisées. Vol.1 : ELLE ( 1er jet ) Où les histoires vivent. Découvrez maintenant