Routes croisées. Vol.1 : ELLE ( 1er jet )

2. She's Weird

Le dîner que je viens de subir était à mourir d'ennuie. C'est un fait. Je ne suis pas fait pour m'entendre avec Ryan père. Mon ex-beau papa m'a bien sermonné, durant tout le repas. Pourquoi ai-je accepté cette mascarade ? Ah oui, pour avoir la paix. Nous n'avont jamais été du même monde. Eux, snobinards endettés jusqu'au cou. Moi, Peter Allan Pierce, modeste fils d'ouvrier. Pour en arriver là où je suis aujourd'hui, il y a eu des sacrifices, beaucoup de sacrifices. Au début, c'était moi l'homme dont on devait se méfier. Celui qui en voulait sûrement à l'argent de leur petit bébé. Puis la donne a changé. Mais fort heureusement, jusqu'ici, Ryan Sr. avait eu suffisamment de fierté et de décence pour ne pas s'abaisser à quémander l'aide de son horrible gendre. Et voilà que, ce soir, ce vieux croulant m'avait presque menacé de divulguer des informations 'précieuses et confidentielles' sur ma personne, si j'ose seulement aller jusqu'au bout de la procédure de Divorce ? Ce chacal n'a rien sur moi. Pour la simple est bonne raison que je n'ai jamais rien fait de discutable. La froideur du métal des murs confinés de l'ascendeur m'apaise. Dos au mur, je lorgne d'un œil morne les boutons en chiffres Romain qui clignotent au passage de leurs étages. 

I.II.III.VI.IV ... 

*Ding*

La boite stoppe sa trajectoire, bien avant mon étage.  Dans mon dos, le mur vibre, le cliquetis familier se fait entendre et les rouages s'arrêtent, tandis que deux portent s'ouvrent sur une petite silhouette. Elle. Mains enfoncées dans mes poches, je jette un coup d'œil à la jeune femme. Elle aborde le même type de tenue décontractée que le soir où je l'ai vue. Soit seulement trois jours plus tôt. Mais, sa démarche se fait plus lourde, plus précaire. Elle me regarde à peine, ses prunelles masquées sous une frange fine. Haussant un sourcil, je ne peux m'empêcher de la détailler distraitement, sentant l'effluve familière d'un alcool fort. Elle tangue un peu, semble obstinée à fixer ses pieds. Pas un son ne sort de ses lippes pincées. Ses épaules sursautent légèrement, tandis qu'un hoquet silencieux lui échappe. Je reste bien une minute complète à regarder cette drôle de petite nana, avant de réaliser qu'elle a relevé le menton pour me rendre mon regard.

- Quoi ? J'ai un truc entre les dents ? questionne-t-elle d'un ton agacé. Sa voix grave montant en crescendo. 

C'est là que je devrais me sentir embarrassé d'être grillé sur le fait, détourner les yeux, me redresser et m'excuser. Pourtant, je ne bouge pas. Je ne fait que lui rendre son regard, et elle ne lâche pas non plus.

- Vous êtes venue en voiture ?

-Qu'est-ce que ça peut bien vous faire ? elle rétorque au tac au tac. 

Pas un moment, elle ne cligne des yeux.  Pour toute réponse, je hausse les épaules. 

- Vous êtes ivre.

Un rire s'échappe de sa gorge, contenu derrière ses lèvres fermées.

- Non, sans blague ... 

C'est seulement à l'ouverture des portes, qu'elle daigne enfin tourner le menton. La jeune femme se redresse, extirpant l'une de ses mains de ses poches et s'élançant vers l'ouverture. Son corps tangue naturellement vers la gauche, tandis qu'elle se dirige vers la droite. La dernière chose que je distingue, c'est sa main levée en l'air, deux doigts mimant le signe de la paix, et sa voix qui lâche avec humour :

- Tchous ! 

Puis les portes se ferment.

Tchous.

La plupart des gens me fixent comme si j'étais un Alien. 

Bégaient, rougissent, sourient et étudient avec soin chaque syllabe qui leur échappe.