A peine ai-je entamé le trajet de retour, que je me suis déjà assoupi. Lessivé, j'ai laissé le chauffeur me conduire jusqu'à l'hôtel, son bolide silencieux glissant sur l'asphalte. Dans mon demi-sommeil, je perçois les bruits des klaxons et des passants qui s'esclaffent ou hurlent dans leurs téléphones. Parfois, j'agite mes paupières sous l'éclat des lampadaires filtrant à travers la vitre. Paris, la nuit, a quelque chose de magique. Avec ses lumières radieuses, ses vitrines enchantées des Galeries Lafayette qui vous donnent l'impression d'être vivantes, et surtout, la Tour Eiffel brillant de mille feux et surplombant toute la ville de sa hauteur vertigineuse. Même la circulation dense des véhicules motorisés et des piétons ne me gâcherait ce plaisir pour rien au monde. Parfois, en solitaire, j'aime m'y rendre. Seul. Je n'ai jamais eu l'impression de pouvoir partager ce moment de plénitude où, durant un court instant, je me sens invincible.
C'est triste à dire, mais pas même avec Mélanie. D'ailleurs, elle figurait en bas de la liste en matière de moments forts. Si je fais bien le calcule, je n'ai jamais rien partagé de sensationnel avec cette femme. Je ne sais pas si l'alcool que j'ai ingurgité en solitaire dans ce restaurant 'Les artistes' au 14ème y est pour quelque chose, mais soudain, la solitude est en train de me ronger à sang. Je la sens qui s'incruste dans chaque pore de ma peau, ondulant dans mes veines, grimpant jusqu'à mon cerveau embrouillé. Et pour la première fois depuis toute cette merde, je me sens à deux doigts de craquer. J'ai honte. J'ai tout ce dont un homme peut rêver. Une carrière merveilleuse, la reconnaissance, et si je le voulais, les femmes qui vont avec. Mais je ne suis pas avare, je ne suis pas dépensier, et encore moins un homme à femmes. Du moins plus maintenant. Et comme rien ne m'étonne, c'est pourtant le portrait que dépeignent les médias sur ma personne. Si j'en crois ces dames, avec mon mètre quatre-vingt-huit, mon sourire large, mes yeux bleus, mes boucles auburn et mes mains larges, j'ai tout pour plaire. Parfois, Antoine me regarde me balance sur le ton graveleux d'un beauf des bas quartiers : ' T'as vraiment une gueule de Roastbeef !'
Est-ce que je me trouve moi-même tous ces avantages ? Non. A vrai dire, ma dégaine, je m'en balance totalement. Dois-je rappeler que je me suis déjà étalé de la boue sur le visage devant ma caméra alors que j'étais couvert de merde, pour tenter de fondre dans la nature sans me faire choper par des carnivores à poils longs ? Je crois que mon équipe a cru faire un ulcère ce jour-là, en réalisant que j'étais parti sans prévenir, avec mon unique petit appareil accroché à mon épaule. Ma fidèle Go-pro ne m'a jamais lâché. C'est comme ça, que je me sens vivant. En capturant des images sensationnelles. Toutes ces choses que des milliers d'auditeurs me demandent de leur faire découvrir à travers leurs écrans. Quand je suis perché en haut de la tour, j'ai le sentiment de pouvoir tous les voir, et de leur dire : Je suis là, je vais vous aider à voyager. C'est étrange, je ne suis pas médecin, mon émission ne guérit pas réellement les gens qui la suivent. Je ne fais que donner un peu de culture, faire passer des messages, et parfois m'imposer dans des associations caritatives. J'ai l'impression de ne jamais en avoir assez, d'avoir ce besoin viscéral de vouloir guérir le monde. Je ne m'attarde pas sur les petits problèmes insignifiants des personnalités publics. La politique m'emmerde. La planète est immense, et tout ce dont elle regorge est bien plus intéressant que la culotte rouge à pois d'untel qui dépasse à 'tel super Gala.' Quand j'y songe, je me surprends à réaliser que j'ai parfois tendance à mépriser le monde dans lequel je vis, et surtout, à le fuir.
Voilà pourquoi l'idée d'avoir tourné ce film m'a soudain déprimé. De jouer la carte du pantin face à des producteurs soi-disant intéressés par les nobles causes de ce monde me débecte. La plupart des images de ce documentaire manquent de réalisme, et même si j'ai fait des pieds et des mains pour qu'on n'épargne pas les spectateurs, on m'a balancé en pleine figure que les gens ne voulaient pas voir du trash et du réel, mais rêver. Que les parents voulaient pouvoir emmener leurs gosses pour les voir avec des étoiles dans les yeux. Et des préjugés plein la tête, surtout ! J'en viens à me demander l'image que je vais donner sur les grands écrans. Celle d'un bouffon sans saveur ? Les producteurs de ma chaîne, eux, me laissent pourtant dicter quelques vérités sur ce monde parfois obscur. Moi qui pensais pouvoir tenir les ficelles pour 'Blue Sky', cette nouvelle firme cinématographique, qui se targuait de faire passer un message réellement fort ... Une fois le contrat signé, j'ai bien vu que je m'étais fait avoir comme un bleu. Pourquoi continuer ? Parce qu'au fond de moi, je savais que j'allais faire ce que j'aimais. Et je sais aussi que l'argent que je gagnerai sera versé à plusieurs associations, que je retournerai ensuite en Afrique et donnerai des fournitures scolaires aux enfants avides du savoir dont on les prive. Parce qu'encore une fois, j'ai ce besoin irréversible de jouer les médecins du monde.
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Routes croisées. Vol.1 : ELLE ( 1er jet )
General FictionBande-Annonce : https://youtu.be/LJnNDD2bfwk « - Trinquons ! - A quoi ? - L'amitié. » Peter Pierce est un Journaliste qui grimpe l'échelle sociale. Il fait partie intégrante de ces vedettes que les médias s'arrachent. En apparence, c'est un casse-c...